Entretien avec Thierry Heynen (17/01/1994)

Lundi, onze heures, l’atelier de Denis Godefroy, à peine chauffé. Aux murs, quelques toiles achevées, deux ou trois en cours, des photographies, des citations, des brosses…

 

 

Thierry Heynen

Comment s’est passée votre première rencontre avec Jean-Yves Bosseur ?

 

Denis Godefroy

Comme toutes les premières rencontres. Lui ne connaissait pas mon travail ; moi un petit peu le sien. Il est venu dans mon atelier et je lui ai montré quel type de rapport visuel j’avais avec la musique.

 

Thierry Heynen

Vous aviez déjà eu des expériences en rapport avec la relation musique / arts plastiques ainsi que Jean-Yves Bosseur puisqu’il avait travaillé avec Alechinsky, Tom Phillips et d’autres personnalités.

 

Denis Godefroy

Il y a beaucoup de points communs. Lorsque je me suis occupé de la galerie associative Déclinaisons, on avait organisé une exposition sur le livre d’artiste avec ces mêmes artistes en rapport avec d’autres. Ainsi, dans la rencontre, chacun a déjà eu l’expérience d’un melting-pot, d’un mixage entre deux pratiques.

 

Thierry Heynen

Il semble que vous ayez aussi des goûts communs ?

 

Denis Godefroy

J’essaie de préserver un certain mystère. Je ne connais pas les goûts esthétiques de Jean-Yves Bosseur, mais à partir du moment où il accepte notre rencontre, il doit y trouver une connivence. J’ignore les raisons de celle-ci et je veux les ignorer car c’est ça qui incite à travailler. Ce qui m’intéresse justement c’est ma méconnaissance de son travail. Et c’est pour cela sans doute qu’inconsciemment je ne vais pas le voir. […] Si on se connaît trop ce n’est plus du travail d’interrelation entre musique et arts plastiques.

 

Thierry Heynen

Il n’y aurait plus d’attente mais de la prévision ?

 

Denis Godefroy

Oui et cela relèverait de l’illustration d’un propos musical par la peinture. Comme la musique est en partie écrite et que Jean-Yves Bosseur n’est pas un interprète, je préfère tisser un rapport avec les musiciens sur le moment car je ne décrypte pas l’écriture […] Lorsqu’il me dit qu’il veut connaître plus ma peinture, je préfère que ce soit moi qui me mette au service de la musique plutôt que le contraire. Il s’appelle musicien mais il est d’abord compositeur ; il confie à ses interprètes le soin de pouvoir entrer en relation avec la peinture. Quant à moi, j’avais finalement des comptes à régler avec un triangle : peinture, interprète et compositeur.

 

Thierry Heynen

Alors que précédemment, vos expériences s’étaient faites avec des interprètes compositeurs ?

 

Denis Godefroy

Oui, par exemple lorsque je travaillais avec mon frère. De même avec Jean-Sébastien Bach. Je connais ses fugues par cœur depuis de longues années ; ce qui m’intéresse c’est la façon dont c’est joué. Donc si j’entretiens un rapport avec ce fameux triangle, j’entretiens un rapport avec la sensibilité ou l’émotion que me passe Bach, la rigueur avec laquelle la composition est faite, mais c’est surtout l’interprète qui me décerne l’émotion que cela provoque.

 

Thierry Heynen

Là, c’est un faux triangle puisque Bach n’est plus, il ne peut rien recevoir de votre peinture…

 

Denis Godefroy

Tout à fait. Ce qui m’intéresse c’est que dans le triangle il y a toujours un coin qui manque.

 

Thierry Heynen

Dans le cas de la proposition de Jean-Yves Bosseur, il y a une grande part d’interprétation laissée aux musiciens, Jacques Feuillie et Emmanuel Thiry. Dans l’écriture même, il y a ce qu’on appelle des suspens qui permettent aux deux interprètes d’arrêter le geste musical ou de tenir sur une note selon le geste fait par le peintre.

 

Denis Godefroy

On a tous des fantasmes. Un exemple : Jean-Yves me passe une grande photographie de partition à laquelle je ne comprends rien si bien que je ne sais pas quoi en faire et je la regarde simplement d’un point de vue de peintre… Il me « reproche » de ne pas lui avoir envoyé assez de mes œuvres. Mais si je lui amène un seul travail, ce sera totalement réducteur. […] L’essentiel de mon travail est la série, c’est-à-dire le concept. Parfois c’est le titre qui déclenche une envie d’en faire, parfois c’est l’envie d’en faire qui me fait trouver le texte.

 

Thierry Heynen

Vous avez un rapport au mot qui est extrêmement important.

 

Denis Godefroy

Je pense que tout artiste est assez schizophrène. D’un côté on a des pulsions et de l’autre un côté froid des choses qui est de dire : « J’ai une idée et je vais essayer de la réchauffer avec du senti. » Je n’ai pas beaucoup de rapport avec les textes théoriques, ils m’ennuient assez. Je suis obligé de les utiliser pour travailler, mais la seule langue qui m’intéresse, c’est celle qui est chantée, la poésie.

 

Thierry Heynen

Et les mots écrits sur les murs de votre atelier ?

 

Denis Godefroy

Par exemple quand je dis que l’idée de nature m’ennuie mais que le paysage m’intéresse […] Un homme du XXe siècle n’est pas en situation de nature, il est en situation de paysage. Il est dans une situation métaphysique et essaie de faire en sorte d’organiser la nature, de la transformer en paysage petit à petit. Ici, la couleur n’est pas très importante. Je ne suis pas quelqu’un pour qui la couleur compte énormément.

 

Thierry Heynen

Pourtant beaucoup de vos toiles sont uniquement bleues ?

 

Denis Godefroy

Une couleur n’a de valeur que par rapport à une autre. Pour les monochromes, c’est le phénomène de la lumière qui crée les couleurs (par exemple le noir). Comme je l’ai dit au sujet de la schizophrénie, quelque part on est partagé entre deux envies : conceptuelle et émotionnelle. Si je ne restais que d’un certain côté de ces notions, ce serait « roupiller ». Il faut faire la synthèse. Si je n’étais pas peintre, je serais malheureux. En réalité je me fiche de la peinture. Ce qui m’intéresse c’est que mon travail de peinture soit interrogé par l’écriture et la musique. Lire, écouter, regarder. À la lecture de la poésie, il y a de la scansion, c’est-à-dire qu’il y a de la musique dans la littérature. Il y a aussi de la peinture dans la littérature, il y a sans doute de la vision dans la musique. […] Ce temps avec lequel ces trois arts sont fabriqués sont trois temps différents au départ. C’est le mélange, la tolérance de ces trois temps qui fait que ça « fabrique » de l’art. Diderot et Baudelaire en parlent énormément. Lire un livre est un spectacle, lire une partition musicale l’est aussi…

 

Thierry Heynen

Des graphismes à la limite de la calligraphie ?

 

Denis Godefroy

Oui, pourquoi sommes-nous interrogés par la peinture chinoise alors que nous ne connaissons rien de son signifié ? Et puis d’ailleurs, je n’ai pas envie de savoir. Je pense que la connaissance passe plus par le senti. Il y a une intelligence du senti. Pour moi, le premier principe est le principe de plaisir qui est dans doute l’intelligence avec laquelle il est le plus difficile de faire quelque chose. Nous avons tous des troncs communs et ce que j’appelle humanisme, c’est quelque chose qui ressemble aux histoires d’amour où l’on s’accroche, où l’on partage.

 

Thierry Heynen

Lorsque vous dites que dans la peinture il y a aussi l’écriture, est-ce qu’à l’intérieur de la peinture il n’y a pas aussi deux aspects (et ils sont très forts dans votre peinture) la peinture et le dessin. Vous parliez de la gravure tout à l’heure qui intervient avec des couches de couleur, des surfaces qui sont parfois nettes, parfois floues… que vous venez graver, gratter, pour essayer d’avoir une double lecture.

 

Denis Godefroy

J’ai toujours pensé qu’on est riche de ses manques. J’aurais bien aimé être un graveur mais je n’en ai pas la patience. En revanche, quand j’en vois, je deviens à mon tour riche du temps que je n’ai pas eu pour en faire et de l’envie que j’aurais eu d’en faire… Moi je suis « fondé » par le dessin, par le plaisir que j’ai à écouter de la musique et par l’envie que j’ai eu d’en faire. C’est pourquoi j’ai envie de « musicaliser » ma peinture. Ce type de raisonnement évite le manichéisme qui a régné pendant longtemps, c’est-à-dire que la peinture ne soit qu’image. Ce n’est pas qu’une image. Le silence avec lequel on la regarde fabrique de la musique. La musique est une spéculation intellectuelle avec laquelle le sensible se met en place. Toutes les œuvres sont faites pour mettre à jour quelque chose, mais aussi pour régler un compte avec la mort. […]

 

Thierry Heynen

J’ai parlé avec Jean-Yves Bosseur des concerts des anges, de Fra Angelico, du flou et du net dans votre peinture, du bleu, de l’or…

 

Denis Godefroy

Je suis plutôt quelqu’un de « ritualiste ». Je pense que le rituel permet d’avoir la garantie que le « senti » ne déborde pas de trop. C’est-à-dire que le pulsionnel, le chaos ne l’emporte pas sur l’art. Lorsqu’on dessine un paysage, c’est vite fait un très grand bordel. Le travail du dessinateur est d’organiser le chaos […] La « technique » est un garde-fou. Mais s’il n’y a que de la technique il n’y a pas de liberté. La liberté, c’est quand on ne voit plus la technique. L’art a du sens parce que l’individu doit avoir du sens. Quel est-il ? C’est un peu ce que dit Roland Barthes. Il y a une sorte de polysémie et de polymorphisme. Pouvoir sauter du « coq à l’âne » ou du « coq à l’arbre », ou bien du « vague à l’arbre » fat qu’il n’y a pas de monotonie qui s’instaure […]

 

Thierry Heynen

Vous parliez du rituel et aussitôt la couleur or apparaît.

 

Denis Godefroy

Oui. Une icône utilise des couleurs superficielles qui renvoient la lumière telle que l’or. Une icône n’est jamais terminée. C’est une attitude religieuse qui consiste à rajouter à chaque fois quelque chose de mieux pour essayer de s’améliorer. Donc, c’est une œuvre en perpétuel changement. Quand une icône, dans le culte orthodoxe, est sortie de son contexte et devient œuvre d’art, c’est une aberration. J’utilise ce procédé. Je sais que c’est une célébration perpétuelle qui n’en finit pas puisqu’à chaque fois il y a une succession de couches. Il n’y a pas d’original. Il n’y a que des strates qui n’ont comme but, pour les orthodoxes, que de chercher Dieu. Moi je suis laïc, je trouve que le rituel consistant à rajouter sans cesse la même chose est une façon de concevoir l’humain. C’est pathétique parce que ça renvoie à une notion d’éternité.

 

Thierry Heynen

L’or qu’on retrouve souvent dans votre peinture est une couleur particulière puisqu’elle apparaît grâce à la lumière et en même temps elle la réfléchit.

 

Denis Godefroy

Oui et ce n’est pas photographiable. Pour moi c’est une qualité.

 

Thierry Heynen

Il y a un rapport au mystère : le fait que votre pièce soit présente et qu’on ne puisse pas en faire des reproductions…

 

Denis Godefroy

Cela laisse la possibilité au photographe d’en faire ce qu’il veut. C’est la lumière qui fait le travail et c’est l’intelligence du spectateur qui en fait quelque chose. Ce n’est pas l’œuvre qui se donne elle-même… J’aime l’épreuve mais pas les preuves. Une partie de l’art contemporain m’ennuie parce qu’il veut prouver, illustrer et ça, ça ne m’intéresse pas. En revanche ce qui m’intéresse c’est l’intelligence de l’abandon un abandon organisé. C’est une des définitions de l’anarchie d’ailleurs : l’ordre sans pouvoir.

 

Thierry Heynen

Le bleu qu’on retrouve dans l’icône et notamment aussi chez Fra Angelico […] Je pense que c’est un peintre que vous regardez ?

 

Denis Godefroy

Quand j’étais enfant je n’aimais que le rouge, je pensais que e bleu était une couleur servile. Je me suis souvent posé la question de savoir quel type de rapport j’entretiens avec le bleu et le rouge.

 

Thierry Heynen

Bleu, rouge et or sont les trois couleurs primaires si l’on considère que l’or est proche du jaune ?

 

Denis Godefroy

Oui, tout à fait. Les couleurs ne m’intéressent pas vraiment pour ça. Ce qui m’intéresse en elles, c’est leur impact musical […] La rencontre entre un musicien et un peintre doit mener au partage […]

 

Thierry Heynen

Par rapport à tous ces arts, il y a l’ange qui plane […] Votre travail aborde le bleu et l’or qui sont des couleurs qu’on retrouve dans une sorte de figuration sacrée dans l’histoire de la peinture. Pourtant l’ange, jusqu’à présent, je ne l’ai pas vu dans votre travail…

 

Denis Godefroy

J’en ai fait beaucoup. Mes premiers travaux étaient exécutés à partir d’oiseaux. C’était la figure mythique de l’ange en quelque sorte. Celui-là, c’est un pigeon que j’ai trouvé un jour dans une cheminée. J’ai essayé de le coller, de l’intégrer à la toile. Je ne m’en séparerai jamais. Finalement c’est une figure angélique comme les anges du Greco.

 

Thierry Heynen

C’est un pigeon desséché ?

 

Denis Godefroy

Momifié. Il restera toujours ici comme un emblème. J’ai commencé mes premiers travaux à partir d’oiseaux à cause des ailes. Le bec lui, fait souvent appel à l’autoportrait.

 

Thierry Heynen

Vous aviez donc déjà travaillé sur l’ange ?

 

Denis Godefroy

Plein de fois.

Thierry Heynen

Il y a longtemps ?

 

Denis Godefroy

Dix ans, minimum.

 

Thierry Heynen

Il y a un retour à ce thème ?

 

Denis Godefroy

Non. Je pense qu’on passe son temps à répéter la même chose. Les formes et les rythmes avec lesquels on le fait ne sont pas les mêmes. Quand je dessine, par exemple, je considère les feuilles comme des ailes, des plumes.

 

Thierry Heynen

Et l’or, de la poussière d’ange ?

 

Denis Godefroy

On ne connaît pas le sexe des anges, c’est soit de la lumière, soit une représentation. Je passe peut-être mon temps à chercher le sexe des anges !

 

Thierry Heynen

Pour en revenir à la performance dans la galerie. Là ce sera u ange féminin qui sera le modèle ?

 

Denis Godefroy

Je vais essayer de faire en sorte qu’une femme soit sans sexe.

 

Thierry Heynen

Une femme androgyne ?

 

Denis Godefroy

Est-ce cela l’angélisme ? Je ne sais pas… Quand on écoute la musique d’Allegri, la première voix est celle d’un enfant. C’est une voix d’ange.

 

Thierry Heynen

On retourne à une période qui est celle du tout début de la Renaissance par le biais de l’ange, du bleu, de l’or, du paysage.

 

Denis Godefroy

Je pense que l’ange a toujours été la figure emblématique des peintres lorsqu’ils ne savaient plus où ils en étaient pour faire leur peinture. Même lorsque les commanditaires étaient des religieux. Mais ça n’engage que moi !

 

Thierry Heynen

Des peintres en mal d’inspiration ?

 

Denis Godefroy

L’ange est là pour suppléer au souffle […] Je termine actuellement le livre de Michel Serres. La figure de l’ange en peinture serait celle de l’Idéal chez Baudelaire et Rimbaud. C’est une matérialisation esthétique de quelque chose qui est hors de portée, que personne n’a jamais vue.

 

Thierry Heynen

C’est aussi le messager. C’est un peu l’Hermès ?

 

Denis Godefroy

C’est celui qui transporte l’émotion. C’est celui qui souffle, qui éclaire, qui donne toutes les portes sans en fermer une seule.

 

Thierry Heynen

Au sujet des titres ?

 

Denis Godefroy

Les titres remplacent la poésie. Avant j’écrivais beaucoup. Maintenant, j’ai accepté de ne plus écrire. C’est le titre des séries qui remplace ce que je pourrais faire en écriture.

 

Thierry Heynen

Est-ce que le titre est générateur de peinture, source d’inspiration ?

 

Denis Godefroy

Parfois le titre est générateur, parfois c’est la peinture qui vient révéler quelque chose.

 

Thierry Heynen

Ainsi pour les mots qui sont au mur, ils peuvent à la fois donner l’impulsion et être le résultat d’une réflexion ?

 

Denis Godefroy

En littérature c’est pareil. Parfois j’aime des choses très sérieuses et parfois des choses assez cyniques. D’ailleurs j’aime bien faire une bonne plaisanterie comme « Quand l Titien aboie, le Caravage passe… ».

 

 

Entretien du 17 janvier 1994 entre Thierry Heynen, directeur de la galerie Duchamp à Yvetot

et Denis Godefroy, préalable à la performance de Denis Godefroy et Jean-Yves Bosseur.

Exposition « Correspondances » février-mars 1994.

 

« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.174-176.