Fou d’enfer

« […] J’ai entendu ces mots : “Si je me transcolore, ne t’étonne pas ; car à mesure que je parlerai, tu verras se transcolorer aussi tout esprit qui m’est proche. Celui qui, sur terre, usurpe ma place… a fait du lieu où j’ai souffert un cloaque de sang et de débauches qui réjouit le pervers tombé de haut.” Je vis alors le ciel couvert de cette même teinte que produit, le soir et le matin, au levant et au couchant, le soleil cache par des nuages. » Dante, Paradis.

 

En tête, un dessin, répété dans la peinture – x fois – autant qu’il sera nécessaire, jusqu’à l’épuisement d’une série en œuvre.

Une mise à l’œuvre comme la mise à mort d’un motif de la nature [deux branches inclinées, obliques, s’entrecroisant et laissant percevoir, à l’horizon, dans sa composition accidentelle, contingente, une trouée de lumière…]. Rouge, ce pourrait être un lieu d’enfer, son entrée escarpée, une de ses portes dérobées au regard, dans les brumes.

La surface est un trou d’espace, un semblant de vide où les noirs colorés se brisent ou se réfractent en la traversant ou se réfléchissent en s’y heurtant. Être picturalement fou pour persister à traquer la trace d’horreur perçue à même le motif, non pour s’en tenir à cadrer à distance la vision percée, mais pour en amorcer la descente au risque d’une chute, vertige sublime, dans le gouffre tendu de la peinture. D’où ces plans d’enfer, en direct, comme habités du souffle soufré de Satan reçu en plein les figures, avec toute la noirceur des lieux ainsi visités, traversés, passés et repassés entre les couches.

Se découvre alors un passage de l’enfer du dessin (la traque de l’émotion à vif) à la sérénité de l’écriture, du tourment de la peinture à la mémoire du paysage, travesti de ses matières. Un passage par les noirs. Des noirs colorés. Les fonds se devinent extrêmement chromatiques, saturés, sous les griffures, les frottements, [nodosités végétales], les heurts de crayons, avec les matières colorées et avec les supports. Mais leur recouvrement progressif, impitoyablement successif, trouve le ressort d’un désir affirmé d’y perdre quelque chose. Mais de quoi ?

La perte s’est inaugurée de l’abandon des valeurs chromatiques pures pour que le passage des lumières aux ombres opère du fond même des noirs. Le dessein ici consiste à expurger la lumière de sa dé-composition spectrale pour qu’elle agisse enfin, débarrassée de ses incarnations pigmentaires, de son lit de matière – source secondaire de la nature : son omnipotente et banale fatigante et écoeurante verdeur, son halo jaunâtre, son enracinement profond dans la terre et la terreur des rouges, des bruns, des orangés…

Elle agit désormais en glissant vers les bleus violentés que la lumière trouve dans son ombre : de ces couleurs aux portes du noir, jusqu’à la dernière, à maintenir son apparition, juste au bord de son éclipse totale.

 

« Souviens-toi de mes paroles ; redis-les telles quelles à ceux qui jouissent de cette vie qui est un courir-vers-la-mort. Et quand tu les écriras, n’oublie pas de dire dans quel état est l’arbre que tu as vu attaquer au moins deux fois. » Dante, Purgatoire.

 

Devant ces peintures, et plus au dedans, c’est la peur qui s’installe dans le regard – l’œil d’autant plus désabusé de leurs effets de nature. Le paysage n’y est conservé que par d’infimes détails, des traits orientés vers des figures évanouies, ainsi que par parcelles mi-colorées (ou rabattues) et par des fragments de pigments persistants, tenaces dans les interstices de la vague couverture noire, poudres enrobées dans sa masse.

Sur ces surfaces noires qui nous restent encore à voir, la lumière va jouer enfin libre. Et jouir de cette liberté d’éclairage incolore (ou « transcolore ») selon les plans visés, différenciant, pourquoi pas, des éléments de paysage, mais plus essentiellement – au-delà du motif, de la toile et des moyens – pour explorer les bords insoupçonnés d’une trouée de visible : volutes de flammes, fumées noirâtres, vapeurs suffocantes, lieux des supplices et des supplications, espace des matières incarnées désordonnées – une aire des gestes affolés et des corps amoncelés au dernier cercle – au point même de son retournement en un espace où purger les matières – un passage dans l’enfer des paysages choisis et des vies rêvées et impassibles.

« C’est effrayant la vie », répétait souvent Cézanne, qui eut à habiter une rue de l’Enfer.

C’est au même instant la figure d’un trou retourné qui est donné à voir, saillant comme un sexe érigé, un arbre, un bout végétal, répandant ses matières d’engendrement en s’étalant sur toute la surface – espace déplié qui éclaire subtilement son grouillement de signes.

En quoi ces dessins, ces peintures échappent au formalisme du jeu, avec le noir et la surface, vides et pleins, toiles et bordures, gestes et postures, jeux mineurs, compulsivement monotones.

 

À quoi bon cette exhibition ? Cet aller-retour d’enfer nous conduirait, pour qui s’y risque, sur les chemins de traverse, pentes abruptes et autres sentiers perdus qui balisent nos paysages dispersés, mentaux – corps, objets, pulsions, sensations, perceptions, raisons – non pour en comptabiliser les exploits possibles ou en narrer les grandes scènes obscènes et colorées ou dessiner les contours esquissés de nos fantasmes en acte, mais pour en signifier le fond vide – un rien – néant des lumières d’où émergent comme y retournent nos sublimes constructions (dés)enchantées : affects, prières, hymnes à la vie, à la mort, joies et chants de revendications, suppliques et repentances, plaintes, jouissantes, tourments et colères noires… C’est tout un.

Toute une vie de peinture et une œuvre travaillée au corps à corps par la mort vue de face et dont la superposition éclipsée serait plus que métaphore, l’écriture même de ses vibrations, dans les noirs, dans le peu de lumière purgée qui nous reste… d’espérer, hors des lieux et de tous temps, infiniment la permanence.

La facture est concrète, les opérations repérables, un savoir est posé plus qu’un regard porté sur cette nouvelle série noire : par ses mouvements variant infiniment ses points de vue, sa focale affolée, l’œil poursuit l’instabilité du jeu des lumières orientées, absorbées, réfléchies, filtrées, glissantes, rebondissantes, saturées, lavées ou brisées. Déception du noir qui fait place à une réception des noirs. Les ténèbres, ici, sont habités, éclairés de face puis de biais.

Ici, pourquoi pas, un bleu nuit pour un plan aéré – noir-velours, moiré vert [pour un fond feuillé] – gris mat, argent ou légèrement teinté violacé, pourpre [pour une partie boisée], un orangé plus soutenu [pour marquer l’horizon des cimes], un rose pour une autre pointe d’espace entre ciel éther…

Un pas de côté, un mouvement de tête, un clignement d’œil, une nouvelle mise au point et tout est inversé. Plans, valeurs, figures, composition, tout s’est déplacé… Pourtant issu d’un seul et même premier crayon, on ne voit jamais deux fois le même paysage.

L’œil s’épuise à la fin… autant qu’un fou d’artiste s’est exténué et ne cesse d’en faire et d’en refaire les nuits de sa peinture. Œuvre picturalement insensée où toute question esthétique tend à se briser avant même d’être forgée. Œuvre folle, convaincue d’offrir ce spectacle d’un enfer traversé à grands pas, au-delà de ses damnations. Œuvre assurée d’exposer la logique inversée du trajet des lumières – qui ne va plus de sa source, inspirée, céleste, aux corps traqués par elles mais qui va sourdre de la nuit même des corps – pour à son tour le piéger, le déjouer et pour finir, lui faire rendre tout son mystère.

 

« Oui, il est vivant ; j’ai été chargé seul de le guider dans le noir abîme. C’est la nécessité et non le plaisir qui le conduit ici. Une voix céleste a suspendu ses chants divins pour m’instruire de ce nouvel usage. » Dante, Enfer.

 

 

Robert Carmyne 

« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.100-101.