{"id":1250,"date":"2019-09-23T12:53:40","date_gmt":"2019-09-23T12:53:40","guid":{"rendered":"https:\/\/toto.denisgodefroy.fr\/?p=1250"},"modified":"2019-09-23T12:53:40","modified_gmt":"2019-09-23T12:53:40","slug":"entretien-avec-marcin-sobieszczanski-17-06-1990","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/entretien-avec-marcin-sobieszczanski-17-06-1990","title":{"rendered":"Entretien avec Marcin Sobieszczanski (17\/06\/1990)"},"content":{"rendered":"

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Le fondement de mon travail, c\u2019est tout ce qui interroge, par le support, le probl\u00e8me de la mort. Le reste ne m\u2019int\u00e9resse pas vraiment.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

La d\u00e9composition morphologique, question pr\u00e9sente dans la r\u00e9alisation des ann\u00e9es soixante-dix\u00a0?<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

La volont\u00e9 d\u2019essayer de d\u00e9montrer au maximum que, apr\u00e8s avoir d\u00e9mont\u00e9 d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment tout, on ne comprend toujours rien\u00a0; \u00e7a c\u2019est un probl\u00e8me plastique.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Quand vous utilisiez des voiles, c\u2019\u00e9tait en guise de t\u00e9moignage de quoi\u00a0?<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Tout \u00e7a c\u2019\u00e9tait des m\u00e9taphores. Des mat\u00e9riaux qui symbolisaient le suaire, et puis en m\u00eame temps je les utilisais dans la photo, un peu comme dans le Christ de Memling. Je travaillais pas mal avec des repr\u00e9sentations du Christ.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Et le d\u00e9partage g\u00e9om\u00e9trique, est-ce qu\u2019il op\u00e8re une fragmentation th\u00e9matique\u00a0? D\u2019o\u00f9 vient-il\u00a0? Il appara\u00eet presque toujours.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Parce que je suis comme \u00e7a, je suis autant physique qu\u2019intellectuel et autant intellectuel que physique. \u00c7a balance des deux c\u00f4t\u00e9s.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Mais ce d\u00e9partage constitue un vrai fait graphique.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

\u00c7a vient de la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019avoir un discours articul\u00e9. Pour qu\u2019il y ait une affirmation de discours, il faut qu\u2019il y ait son contraire \u00e0 c\u00f4t\u00e9.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Comme des parties diff\u00e9rentes de discours en grammaire\u00a0?<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Pas diff\u00e9rentes. Il est forc\u00e9ment de m\u00eame nature puisqu\u2019il se trouve sur la m\u00eame surface, sur le m\u00eame support\u00a0; mais c\u2019est la mise en sc\u00e8ne d\u2019une dialectique. Le diable ou le bon Dieu.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

C\u2019\u00e9tait toujours significatif d\u2019avoir plusieurs zones dans une seule \u0153uvre.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

\u00c7a correspond aussi \u00e0 la partition d\u2019une journ\u00e9e chez un \u00eatre humain, c\u2019est le jour ou la nuit. On vit physiquement le compl\u00e9ment. La nuit est toujours le compl\u00e9ment du jour comme le jour n\u2019est pas la fin de la nuit mais son compl\u00e9ment.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Vous ressentez par exemple qu\u2019il y avait un seuil \u00e0 briser, celui de l\u2019unit\u00e9 achev\u00e9e, dirais-je sacr\u00e9e d\u2019une \u0153uvre.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

L\u00e0, quand j\u2019\u00e9tais jeune peintre, j\u2019avais besoin que \u00e7a soit montr\u00e9 de fa\u00e7on didactique. Maintenant, \u00e7a se voit moins, mais \u00e7a existe toujours, entre la S\u00e9rie noire<\/em> et la S\u00e9rie blanche<\/em>, et puis \u00e7a s\u2019est d\u00e9plac\u00e9, le sympt\u00f4me \u00e9tant toujours le m\u00eame. Je crois que mes raisons de peindre ne sont plus exactement de m\u00eame nature. Avant, c\u2019\u00e9tait pour s\u2019approprier le monde, maintenant je ne peins plus pour y comprendre quelque chose. Je peignais pour comprendre quelque chose et je montrais que j\u2019avais compris. Maintenant je n\u2019ai plus besoin de comprendre pour en faire de la peinture.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Dans quelle mesure un d\u00e9partage peut venir de l\u2019ext\u00e9rieur du paysage\u00a0?<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Quand je faisais mes Minoirs<\/em>, c\u2019est pareil, c\u2019\u00e9tait coup\u00e9 en deux. J\u2019ai toujours travaill\u00e9 \u00e0 partir d\u2019un paysage marin. Quand on est devant le Mont-saint-Michel, ce qu\u2019on a devant soi, c\u2019est une grande \u00e9tendue de sable, un petit liser\u00e9 d\u2019eau et puis une grande bande de ciel quand la mer se retire. Pas plus\u00a0: on n\u2019a que \u00e7a. Et quand on sait que de toute fa\u00e7on, qu\u2019il y ait du vent ou qu\u2019il n\u2019y en ait pas, l\u2019eau, la partie sur laquelle les choses se passent, elles ne se passent pas de la m\u00eame fa\u00e7on sur le ciel et sur l\u2019horizon cr\u00e9\u00e9 par l\u2019eau. Il peut y avoir des vagues, c\u2019est pour \u00e7a qu\u2019apr\u00e8s j\u2019ai fait des vagues que j\u2019appelais Nouvelles vagues<\/em>. L\u2019horizon reste.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Les composantes de l\u2019horizon s\u2019\u00e9galisent.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Mais oui. C\u2019est l\u2019infiniment petit qui nous para\u00eet infiniment grand, et qui nous para\u00eet d\u00e9risoire quand on est loin. C\u2019est pascalien comme th\u00e8me et ce n\u2019est pas plus compliqu\u00e9 que \u00e7a. Tout ce syst\u00e8me de photos, tous les syst\u00e8mes avec lesquels visuellement on a fait de l\u2019art, j\u2019ai essay\u00e9 de les interroger. Tout ce qui est support. Et maintenant, je vous dis que la peinture finalement c\u2019est assez d\u00e9risoire. Ce que quelqu\u2019un peut dire n\u2019est pas d\u00e9risoire, mais l\u2019acte en lui-m\u00eame est d\u00e9risoire. C\u2019est inint\u00e9ressant la peinture. Ce n\u2019est pas le syst\u00e8me organis\u00e9, hormis le syst\u00e8me des artistes de le Renaissance o\u00f9 il y avait une orthodoxie du voir, cr\u00e9\u00e9e par la g\u00e9om\u00e9trie, par la perspective. Les carcans en dedans desquels on pouvait exercer la libert\u00e9 \u00e9taient tout petits. Maintenant il n\u2019y a plus de carcans. Or, les intellectuels essaient de nous foutre des carcans pour essayer d\u2019expliquer le pourquoi et le comment. On a \u00e0 se d\u00e9merder avec notre libert\u00e9. Qu\u2019est-ce qu\u2019on en fait\u00a0? Ce qu\u2019on va chercher dans la nature, c\u2019est ce qu\u2019on a envie d\u2019y trouver.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Vous appelez \u00e7a envie, mais il y a des r\u00e8gles \u00e0 cela d\u00e9coulant de l\u2019instant dans lequel vous vous trouvez sur le parcours de cette prise de conscience du visible.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Maintenant on confie de plus en plus de choses \u00e0 la manipulation des concepts. Les concepts \u00e7a ne m\u2019int\u00e9resse par beaucoup. Je pr\u00e9f\u00e8re C\u00e9line, lui dit le mot \u00e9motion, moi je dis sensible, \u00e7a revient \u00e0 peu pr\u00e8s au m\u00eame et je suis beaucoup plus attach\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9criture d\u2019un style plut\u00f4t que de\u2026<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy s\u2019arr\u00eate et parle alors de ses travaux ant\u00e9rieurs.<\/em><\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

C\u2019\u00e9tait un style, vous adh\u00e9riez \u00e0 une mouvance.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Oui, dans les ann\u00e9es soixante-dix, la figuration analytique, Kermarrec, Velikovic. Plut\u00f4t que de donner le spectacle dans son int\u00e9gralit\u00e9, on essayait de faire de l\u2019art avec de l\u2019analytique, on essayait de pr\u00e9senter correctement les ficelles. Mai, je suis plus touch\u00e9 par l\u00e0 o\u00f9 il ne se passe presque rien. Je dirais une absence totale de verbalisation o\u00f9 pourrait s\u2019instaurer une vacuit\u00e9 pleine.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Du sensible sans le rationnel.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Oui, du sensible sans preuve. Il se trouve que vingt ans de peinture donnent un m\u00e9tier, le fait que diff\u00e9rents mat\u00e9riaux aient \u00e9t\u00e9 interrog\u00e9s. On peut prospecter ce qu\u2019on pourrait tirer des mat\u00e9riaux\u00a0; quels effets \u00e7a produit et puis, en le sachant, voir\u2026 \u00c7a permet d\u2019\u00e9viter le mati\u00e9risme qui ne m\u2019int\u00e9resse pas beaucoup. On a fait un syst\u00e8me de la mati\u00e8re.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Significatif.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Non, vide. Qui marche sur lui-m\u00eame. Un formalisme. D\u2019abord, je me pose les questions sur ce que la peinture a d\u00e9j\u00e0 interrog\u00e9. Le paysage, la nature morte, le nu et j\u2019essaie de voir \u00e0 quoi \u00e7a servait d\u2019avoir ces trois genres, qu\u2019est-ce qu\u2019on essayait d\u2019interroger quand on s\u2019est donn\u00e9 \u00e7a comme contraintes\u00a0?<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Ces contraintes d\u2019ailleurs \u00e9taient excellentes. Elles subsistent \u00e0 toute action du temps, comme les nombres premiers\u2026<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Ah oui, c\u2019est pareil. On raconte toujours la m\u00eame chose \u00e0 travers ces concepts\u2026 On a, je ne sais pas si c\u2019est \u00ab\u00a0on\u00a0\u00bb, plut\u00f4t les gens cultiv\u00e9s, ils regardent d\u2019o\u00f9 \u00e7a vient, comment \u00e7a se g\u00e9n\u00e8re plut\u00f4t que de regarder \u00e7a comme une belle pi\u00e8ce. Les pi\u00e8ces \u00e9tant isol\u00e9es en des objets de culte, on oublie toujours les raisons du culte.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

C\u2019est le changement de la notion d\u2019esth\u00e9tique depuis dix ou quinze ans.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Oui, je suis effray\u00e9 de voir les artistes conceptuels. \u00c7a m\u2019emmerde. Je suis all\u00e9 voir l\u2019expo de Bustamante, c\u2019est inint\u00e9ressant. C\u2019est le concept mis comme la valeur de l\u2019occupation du lieu, et comme on ne sait plus comment le faire, le lieu avant \u00e9tant occup\u00e9 par la peinture, on consid\u00e8re que, depuis Marcel Duchamp, il n\u2019y a rien \u00e0 occuper. Il y a une culpabilit\u00e9 qui r\u00e8gle. Les gens ont tellement peur de devenir fous qu\u2019ils pr\u00e9f\u00e8rent \u00eatre vides et intelligents plut\u00f4t qu\u2019\u00eatre fous et consistants.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Dans une \u0153uvre d\u00e9j\u00e0 achev\u00e9e, qu\u2019est-ce qui permet de remonter le chemin \u00e0 l\u2019envers, au paysage\u00a0?<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Par la fen\u00eatre de mon atelier, il y a cette petite maison. J\u2019\u00e9tais en train de travailler sur les ovales, sur les ogives\u00a0; j\u2019aime bien les \u00e9glises pour les signes que \u00e7a envoie \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur\u2026 \u00c7a fait l\u2019\u0153uf, \u00e7a invite \u00e0 rentrer\u2026 Comme les Mont-Saint-Michel. C\u2019est le m\u00eame syst\u00e8me. C\u2019\u00e9tait un rocher avec une \u00e9glise et puis une autre \u00e9glise et encore une troisi\u00e8me. Il y a trois \u00e9paisseurs et la premi\u00e8re, c\u2019est une chapelle qui ne peut \u00eatre plus grande que cette pi\u00e8ce. Et donc j\u2019ai cette petite maison et jusqu\u2019\u00e0 ce que \u00e7a aille mieux, ce sera mon paysage. \u00c7a contient \u00e0 la fois mon arbre, \u00e7a contient les ogives, \u00e7a contient tout et je peux me d\u00e9brouiller avec \u00e7a. Et j\u2019ai fait les saisons avec tout ce qui se passe avec. C\u2019est un peu comme un po\u00e8te que j\u2019aime beaucoup, Francis Ponge. Et puis voil\u00e0 comme je travaille. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur d\u2019un fondement aussi peu s\u00e9rieux que \u00e7a, on se met en position d\u2019en faire quelque chose et dans ce faire, petit \u00e0 petit, se fixent d\u2019autres affaires. \u00c7a a l\u2019air moins fond\u00e9, intellectuellement c\u2019est moins d\u00e9monstratif, il y a moins de preuves que dans la fa\u00e7on dont je travaillais il y a dix ans.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Aussi, si peu fourni que soit le paysage, vous effectuez toujours la m\u00eame op\u00e9ration mentale, d\u2019aplatir ce qui avant est tridimensionnel.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Oui, si je fais la chose inverse, c\u2019est que je connais ces r\u00e8gles-l\u00e0. M\u00eame si on a affaire \u00e0 des gens peu habiles, la perspective est tellement enracin\u00e9e dans la fa\u00e7on de voir les choses que je proc\u00e8de \u00e0 l\u2019op\u00e9ration compl\u00e8tement inverse\u00a0: par exemple, pour ce qui est de la peinture, la possibilit\u00e9 qu\u2019offre la peinture \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur m\u00eame d\u2019une technique. La succession de couches et la transparence que ces couches produisent. Au lieu de chercher \u00e0 ce que l\u2019\u0153il s\u2019enfonce dans la toile, je pr\u00e9f\u00e8re que la toile vienne enfoncer l\u2019\u0153il de celui qui la regarde. Que \u00e7a soit un peu comme un oignon. On a l\u2019impression qu\u2019il y a une certaine consistance mais sans noyau. \u00c7a s\u2019\u00e9pluche et on ne trouve jamais de noyau. Et on se retrouve \u00e0 la fin avec rien du tout et les yeux pour pleurer\u2026<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

L\u2019avant-derni\u00e8re s\u00e9rie est peinte en blanc.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

De toute fa\u00e7on, je reviens \u00e0 des choses blanches. La derni\u00e8re s\u00e9rie c\u2019est du carton, de l\u2019aluminium, du marbre morcel\u00e9. Je change les mat\u00e9riaux, je vais des petits aux grands, \u00e7a n\u2019a pas d\u2019importance pour moi. Les mat\u00e9riaux n\u2019ont de l\u2019importance que s\u2019ils peuvent permettre au spectateur de se perdre un peu plus, de ne pas savoir si c\u2019est du marbre, de ne jamais savoir o\u00f9 on est, parce que je pr\u00e9tends que chaque mat\u00e9riau \u00e0 la possibilit\u00e9 de laisser divaguer le regard d\u2019une certaine fa\u00e7on, en permettant au trait de passer chaque fois autrement.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Pour ce qui est des abstractionnistes des ann\u00e9es cinquante\u00a0?<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

L\u2019abstraction lyrique des ann\u00e9es cinquante s\u2019int\u00e9ressait \u00e0 la surface du tableau\u00a0; moi c\u2019est le dessous qui m\u2019int\u00e9resse. Ce qui m\u2019int\u00e9resse dans la peinture c\u2019est le probl\u00e8me de la lumi\u00e8re et s\u2019il n\u2019y a pas de fond pour qu\u2019il y ait de la lumi\u00e8re, il n\u2019y a rien du tout. C\u2019est pour cela que j\u2019aime la m\u00e9moire des choses. Le probl\u00e8me du dessous, c\u2019est quasiment un probl\u00e8me du souvenir, c\u2019est la m\u00e9moire de la toile ou, autrement dit, c\u2019est une technique de la peinture qui consiste en repentir.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Sur la surface pourtant qui est opaque, appara\u00eet tr\u00e8s souvent un centre lumineux.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Le point de focalisation.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Ici il y a un passage et le spectre s\u2019\u00e9tale d\u2019une certaine mani\u00e8re sur une portion d\u2019\u00e9tendue, th\u00e9oriquement en quantit\u00e9 variable. Vous en profitez en raccourcissant, de fa\u00e7on que l\u2019on dirait artificielle, l\u2019\u00e9tendue de cet \u00e9talement du spectre.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Je suis en partie oblig\u00e9 de faire \u00e7a dans la mesure o\u00f9 je n\u2019utilise pas le trompe l\u2019\u0153il comme principe de profondeur. Comme je n\u2019utilise pas un syst\u00e8me g\u00e9om\u00e9tral pour pouvoir abuser de l\u2019\u0153il qui s\u2019enfonce dans la toile, il faut que je trouve un syst\u00e8me. \u00c0 partir du moment o\u00f9 je me donne comme mission de faire venir les choses ext\u00e9rieures comme venant de loin, je suis oblig\u00e9 d\u2019utiliser des artifices de mati\u00e8re, pour faire en sorte que la lumi\u00e8re des spots ou du jour puisse aller interroger la surface de fa\u00e7on telle que cette surface d\u00e9livre quelque chose qui vient de l\u2019ext\u00e9rieur. Donc je ne peux pas en mettre beaucoup, dans une toile, des points comme \u00e7a. Je suis oblig\u00e9 soit de m\u2019appuyer sur de la couleur, soit de dessiner cette couleur. En r\u00e9alit\u00e9, la mati\u00e8re je m\u2019en fous, ce qui m\u2019int\u00e9resse c\u2019est la fa\u00e7on dont la mati\u00e8re dessine avec la lumi\u00e8re. La mati\u00e8re pour la mati\u00e8re, je n\u2019en ai rien \u00e0 foutre. \u00c0 tel point que quand on dessine, il n\u2019y a pas de mati\u00e8re. Donc la mati\u00e8re, elle est d\u00e9livr\u00e9e.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

L\u2019introduction de mat\u00e9riaux \u00e9trangers\u00a0?<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

L\u00e0 aussi \u00e7a vient de l\u2019appr\u00e9hension des choses\u00a0; il y a des choses rythm\u00e9es. Je vois par exemple le mur de la maison et je vois \u00e0 c\u00f4t\u00e9 les plantes. Ces derni\u00e8res cr\u00e9ent un rythme et la maison me donne un plan. Je fais la diff\u00e9rence entre ce qui peut musiquer quelque chose et quelque chose sur laquelle ma musique peut s\u2019exercer, c\u2019est-\u00e0-dire un plan. Et en ayant l\u2019exp\u00e9rience visuelle de \u00e7a, j\u2019essaie de faire en sorte que la peinture soit le lieu privil\u00e9gi\u00e9 o\u00f9 ce qui est l\u2019effet de la nature, dans la nature, fasse l\u2019effet d\u2019un paradoxe, comme c\u2019est donn\u00e9 \u00e0 voir. Par exemple comme je mets ces planches, elles sont toujours triangulaires. Ce sont des barres en bois triangulaires. Ce n\u2019est jamais une barre de bois plate. Et l\u2019image qui est \u00e0 gauche et l\u2019image \u00e0 droite se refl\u00e8tent dans les parties qui d\u00e9passent. Il y a une r\u00e9partition de lumi\u00e8re faite par l\u2019angle, c\u2019est pour \u00e7a qu\u2019elles ont cette forme-l\u00e0.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

C\u2019est donc une trouvaille technique\u00a0?<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Oui, je les passe \u00e0 la mine de plomb et \u00e7a fait l\u2019effet de miroir. \u00c7a redistribue pour le regard la lumi\u00e8re des deux c\u00f4t\u00e9s. Parfois c\u2019est du bleu, parfois une autre mati\u00e8re, etc. et si on supprime cette barre de bois, il n\u2019y a plus la m\u00eame distribution de la lumi\u00e8re. \u00c7a marche comme un diptyque et ce qui fait charni\u00e8re, c\u2019est ce triangle trait\u00e9 \u00e0 la mine de plomb. Et comme les surfaces de chaque c\u00f4t\u00e9 sont trait\u00e9es \u00e0 la peinture, les informations sont renvoy\u00e9es par les deux triangles et les deux triangles eux-m\u00eames renvoient de la lumi\u00e8re, redistribuent ce qu\u2019ils ont re\u00e7u sur les deux surfaces, ce qui fait que \u00e7a donne des toiles que l\u2019on peut appeler ambiantes. Quand on se rend compte de ce que la lumi\u00e8re peut v\u00e9hiculer comme sens\u00a0; les m\u00eames paysages sous des lumi\u00e8res diff\u00e9rentes peuvent donner des diff\u00e9rences de sensations absolument folles. Il y a aussi la lumi\u00e8re interne \u00e0 la toile. Quand je faisais les Minoirs<\/em>, \u00e9clair\u00e9s diff\u00e9remment, ils donnaient des effets diff\u00e9rents. J\u2019appelais \u00e7a des pi\u00e8ges \u00e0 lumi\u00e8re. Il y a moins de d\u00e9termination qu\u2019on ne le croit. Je laisse plus de chances \u00e0 la situation de la toile de travailler, plut\u00f4t que\u2026 C\u2019est-\u00e0-dire, cette toile mise dans une autre situation dira la m\u00eame chose mais autrement. Actuellement je travaille un petit peu moins l\u00e0-dessus avec le blanc, parce que les mat\u00e9riaux employ\u00e9s entretiennent une certaine ambig\u00fcit\u00e9 due \u00e0 leur sp\u00e9cificit\u00e9 et on y renvoie moins de lumi\u00e8re travaillant la surface. Alors que dans les Minoirs<\/em>, \u00e7a ne d\u00e9pendait que de l\u2019\u00e9clairage et celui qui faisait les photos \u00e9tait oblig\u00e9 de choisir un certain regard. \u00c0 chaque fois qu\u2019il photographiait, il ne trahissait jamais l\u2019\u0153uvre. \u00c7a aussi \u00e7a m\u2019int\u00e9ressait que celui qui voulait rendre compte soit oblig\u00e9 de se mouiller. Il y avait des photographes qui gueulaient parce que ce n\u2019\u00e9tait pas photographiable. Je leur disais\u00a0: \u00ab\u00a0C\u2019est in-photographiable\u00a0parce que vous avez d\u00e9cid\u00e9 que la photo c\u2019est con. Vous photographiez comme s\u2019il y avait un regard id\u00e9al, le regard du photographe\u00a0!\u00a0\u00bb<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

Et le mati\u00e9risme dans les Minoirs<\/em> que vous vouliez peut-\u00eatre \u00e9viter.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

Oui, la diff\u00e9rence est que j\u2019ai laiss\u00e9 momentan\u00e9ment de c\u00f4t\u00e9 l\u2019interrogation des mat\u00e9riaux, en plus des mat\u00e9riaux tr\u00e8s sp\u00e9cifiques, le plomb, qui est plus quelque chose qui absorbe la lumi\u00e8re et, comme c\u2019est relativement peu courant, \u00e7a renvoie \u00e0 ce qui est dessous. Il y avait la peinture noire au-dessous et le plomb \u00e9tait pass\u00e9 \u00e0 l\u2019essence de t\u00e9r\u00e9benthine, voire m\u00eame color\u00e9. Techniquement, c\u2019\u00e9tait dur.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Marcin Sobieszczanski<\/strong><\/p>\n

La derni\u00e8re question picturale\u00a0: celle du geste. On vous voit souvent dans un v\u00e9ritable corps \u00e0 corps avec les tableaux. Vous gardez tr\u00e8s souvent la dimension de l\u2019\u00e9chelle ergonomique des toiles, comme si l\u2019instance picturale \u00e9tait l\u2019instance corporelle. Vous \u00eates comment par rapport aux exp\u00e9riences de De Kooning quand il peignait les yeux ferm\u00e9s, par exemple\u00a0?<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

J\u2019interroge le geste quand il peut \u00eatre l\u2019instance de lib\u00e9ration. Comme le geste veut dire\u00a0: balancer la peinture et que \u00e7a interroge la peinture, par exemple Pollock, \u00e7a m\u2019int\u00e9resse. Chez lui, \u00e7a venait de tr\u00e8s tr\u00e8s loin. Le geste a une signification pour moi quand, par exemple, je fais de la peinture en public parce que cela fait partie d\u2019une certaine mise en sc\u00e8ne dont la gen\u00e8se d\u2019une toile a besoin quand je travaille. Mais \u00e7a n\u2019agit pas au-del\u00e0 du rituel que je me donne \u00e0 moi-m\u00eame.<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

Entretien Marcin Sobieszczanski <\/strong>et Denis Godefroy<\/strong><\/p>\n

dans l\u2019atelier de Denis Godefroy, le 17 juin 1990. (Extraits)<\/p>\n

\u00a0<\/p>\n

\u00ab Denis Godefroy (1949-1997) \u00bb<\/em>, France, Somogy \u00c9ditions d\u2019Art, 2003, p.177-179.<\/p>","protected":false},"excerpt":{"rendered":"","protected":false},"author":1,"featured_media":0,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"","format":"standard","meta":{"footnotes":""},"categories":[6],"tags":[],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/1250"}],"collection":[{"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/posts"}],"about":[{"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/types\/post"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/comments?post=1250"}],"version-history":[{"count":1,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/1250\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":1251,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/1250\/revisions\/1251"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/media?parent=1250"}],"wp:term":[{"taxonomy":"category","embeddable":true,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/categories?post=1250"},{"taxonomy":"post_tag","embeddable":true,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/tags?post=1250"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}