{"id":385,"date":"2019-06-27T11:23:13","date_gmt":"2019-06-27T11:23:13","guid":{"rendered":"https:\/\/toto.denisgodefroy.fr\/?p=385"},"modified":"2019-09-19T19:19:44","modified_gmt":"2019-09-19T19:19:44","slug":"la-place-du-peintre","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/la-place-du-peintre","title":{"rendered":"La place du peintre"},"content":{"rendered":"
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Solitaire, Denis Godefroy ne l\u2019\u00e9tait s\u00fbrement pas. Avec ce charisme si pr\u00e9sent aujourd\u2019hui dans les m\u00e9moires, il avait cr\u00e9\u00e9 autour de lui une sorte d\u2019effervescence o\u00f9 l\u2019art jouait un r\u00f4le tr\u00e8s particulier. De la peinture, il a fait un v\u00e9ritable lien, pour ne pas dire un liant et tout un petit monde s\u2019est form\u00e9 en sa compagnie. Son \u0153uvre ne reste pas seule\u00a0: un esprit aussi, qui s\u2019est transmis de personne \u00e0 personne, touchant un cercle tr\u00e8s vaste, bien au-del\u00e0 du noyau de ceux qui ont fr\u00e9quent\u00e9 ses ateliers. Parfaitement \u00e9tranger \u00e0 l\u2019isolement du peintre maudit cr\u00e9ant dans un fi\u00e9vreux t\u00eate-\u00e0-t\u00eate avec lui-m\u00eame, Denis Godefroy cr\u00e9ait dans un (tr\u00e8s) fi\u00e9vreux t\u00eate-\u00e0-t\u00eate avec le monde. M\u00eame cette solitude fondamentale o\u00f9 tout artiste est suppos\u00e9 se retrouver, ne serait-ce qu\u2019au moment pr\u00e9cis de l\u2019acte cr\u00e9ateur, il \u00e9tait parvenu \u00e0 la mettre en cause, dans le fonctionnement de son atelier et de fa\u00e7on manifeste, dans ses performances.<\/p>\n

Et pourtant, s\u2019il s\u2019agit de situer Denis Godefroy dans la \u00ab\u00a0sc\u00e8ne artistique\u00a0\u00bb de son temps, il appara\u00eet cette fois comme un v\u00e9ritable solitaire, un \u00e9lectron libre. Pas un courant, groupe ou c\u00e9nacle auquel on puisse le rattacher. Il a d\u2019ailleurs pris soin de pr\u00e9venir les rapprochements inopportuns, expliquant par exemple ce qui le s\u00e9parait fondamentalement de l\u2019abstraction lyrique, refusant d\u2019\u00eatre rang\u00e9 dans le \u00ab\u00a0mati\u00e9risme\u00a0\u00bb, n\u2019acceptant m\u00eame pas d\u2019\u00eatre d\u00e9fini comme un peintre abstrait. La seule partie de sa carri\u00e8re ou certaines parent\u00e9s sont \u00e9videntes, et d\u2019ailleurs revendiqu\u00e9es, est la premi\u00e8re\u00a0: \u00e0 partir de 1975, Denis Godefroy se reconna\u00eet dans les recherches de la figuration analytique. Il est tr\u00e8s proche de Jo\u00ebl Kermarrec, de dix ans son a\u00een\u00e9, dont les tableaux composites, rapportant sur la toile la complexit\u00e9 du monde dans un style \u00e0 la fois dur et \u00e9l\u00e9gant, inspirent directement les Alt\u00e9rations<\/em>, Portraits<\/em> et jusqu\u2019aux premiers paysages. Kermarrec est invit\u00e9 \u00e0 exposer \u00e0 la galerie D\u00e9clinaisons\u00a0: il participe aussi \u00e0 une exposition qui fera date \u00e0 Rouen, pr\u00e9sent\u00e9e en 1977 au mus\u00e9e des Beaux-Arts, dans le cadre d\u2019une \u00ab\u00a0exp\u00e9rience p\u00e9dagogique\u00a0\u00bb de l\u2019\u00e9cole des Beaux-Arts, sur le th\u00e8me de L\u2019\u00c9corch\u00e9<\/em>. La manifestation accueille aussi Arnulf Rainer dont les variations brutales sur l\u2019autoportrait ne sont pas sans similitudes avec celles de Denis Godefroy, ainsi qu\u2019une autre figure marquante de la figuration analytique, Vladimir Velickovic. Le peintre yougoslave install\u00e9 \u00e0 Paris en 1966 vient immanquablement \u00e0 l\u2019esprit lorsqu\u2019on consid\u00e8re certains des Oiseaux<\/em> de Godefroy. Mais si l\u2019analyse anatomique du motif et de son mouvement peut marquer un point de rencontre, le parall\u00e8le est vite \u00e9puis\u00e9. Les deux peintres, int\u00e9ress\u00e9s directement par la violence, l\u2019abordent avec des moyens tr\u00e8s diff\u00e9rents. Chez Godefroy, la violence ne se voit pas en action mais dans ses traces. Elle est contenue dans un cadre formel strict, g\u00e9om\u00e9trique, avec une grande vari\u00e9t\u00e9 de composants plus ou moins faciles \u00e0 identifier. Photographies (parfois \u00e0 l\u2019\u00e9tat de bandes de n\u00e9gatifs), \u00e9criture \u00e0 la limite de la lisibilit\u00e9, tissus aux coutures angoissantes et aux d\u00e9chirures morbides, squelettes d\u2019oiseaux et autres relents d\u2019un drame d\u00e9j\u00e0 jou\u00e9 donnent aux tableaux la pr\u00e9sence saisissante du vestige, du t\u00e9moignage ou de la pi\u00e8ce \u00e0 conviction. La force des \u0153uvres de cette p\u00e9riode, dont la red\u00e9couverte est essentielle \u00e0 la compr\u00e9hension de l\u2019itin\u00e9raire du peintre, r\u00e9side dans l\u2019efficacit\u00e9 du dialogue entre les objets coll\u00e9s et la peinture. Celle-ci, contrainte dans une palette r\u00e9duite, \u00e0 la fois m\u00e9lancolique et agressive (les m\u00eames bleu, rose, violet, noir et blanc), fournit moins un cadre qu\u2019une transcription abstraite de la tension provoqu\u00e9e par les \u00e9l\u00e9ments rapport\u00e9s. C\u2019est bien dans la peinture que Denis Godefroy se d\u00e9finit et plusieurs \u0153uvres puissantes r\u00e9alis\u00e9es avant 1975 le montrent assez. On sent que les petits \u00e9l\u00e9ments de la phase analytique sont vou\u00e9s \u00e0 dispara\u00eetre de l\u2019\u0153uvre, comme ont disparu du monde les \u00eatres plus ou moins d\u00e9compos\u00e9s qu\u2019ils repr\u00e9sentent. Dans les tableaux les plus doux de cette p\u00e9riode, certains Portraits<\/em>, les Dame Blanche<\/em> ou autres Madame X<\/em>, la dissolution, plus vaporeuse, n\u2019en para\u00eet pas moins imminente. La photographie va bient\u00f4t s\u2019effacer au profit de la peinture et le peintre va m\u00eame litt\u00e9ralement l\u2019enterrer\u00a0: dans certains tableaux plus tardifs, elle dispara\u00eet sous les couches de peinture, r\u00e9duite \u00e0 une strate \u00e0 jamais invisible \u2013 \u00e0 moins d\u2019une improbable fouille.<\/p>\n

C\u2019est avec le renversement brutal op\u00e9r\u00e9 par les Minoirs<\/em> que Godefroy s\u2019\u00e9loigne de cet \u00e9ph\u00e9m\u00e8re port d\u2019attache de la \u00ab\u00a0figuration analytique\u00a0\u00bb, passage \u00e9mouvant en compagnie d\u2019un de ces mouvements d\u2019ailleurs assez peu consid\u00e9r\u00e9s par la critique d\u2019art et dont on chercherait en vain mention, par exemple, dans le catalogue de l\u2019exposition r\u00e9cemment consacr\u00e9e aux Ann\u00e9es 70<\/em> par le mus\u00e9e d\u2019Art contemporain \/ CAPC de Bordeaux. A partir de ce moment, Godefroy entre dans une aventure de peinture pure, une recherche effr\u00e9n\u00e9e qui progresse par ruptures, se remettant sans cesse en question. Les influences de la \u00ab\u00a0sc\u00e8ne artistique\u00a0\u00bb paraissent d\u00e9sormais peu d\u00e9cisives, m\u00eame si un regard attentif port\u00e9 sur la peinture am\u00e9ricaine se fait toujours sentir, depuis Pollock jusqu\u2019\u00e0 la peinture \u00e9crite de Twombly et bien s\u00fbr Rothko dont il est difficile de ne pas se souvenir en voyant les Boucliers<\/em>.<\/p>\n

En France, dans ce dernier quart du XXe si\u00e8cle, non seulement la peinture est devenue une forme minoritaire de la production artistique, mais les peintres \u00ab\u00a0survivants\u00a0\u00bb eux-m\u00eames ont, dans l\u2019ensemble, accept\u00e9 ce postulat que la peinture, apr\u00e8s l\u2019art conceptuel, ne pouvait plus \u00eatre comme avant. Elle est fatalement postconceptuelle, ce qui revient \u00e0 dire\u00a0: conceptuelle. Le peintre, hant\u00e9 par le poids insupportable de l\u2019histoire de son art, oppose de plus en plus l\u2019exp\u00e9rimentation \u00e0 la subjectivit\u00e9, et proc\u00e8de en se fixant une r\u00e8gle ou un protocole. Denis Godefroy ne s\u2019en impose \u00e9videmment aucun, et le seul \u00e9cho de cette syst\u00e9matisation de l\u2019art pictural que l\u2019on puisse, peut-\u00eatre, reconna\u00eetre dans son travail est son organisation par s\u00e9ries.<\/p>\n

C\u2019est dans ce refus du syst\u00e8me que la r\u00e9f\u00e9rence au paysage prend tout son sens. Signe de r\u00e9sistance et gage de libert\u00e9 comme chez Genevi\u00e8ve Asse par exemple. Mais lorsque l\u2019une d\u00e9pouille le visible jusqu\u2019\u00e0 ce que le tableau ne soit plus rien d\u2019autre que lumi\u00e8re et ouverture, l\u2019autre s\u2019efforce de faire affleurer les profondeurs insondables du monde, dans un travail d\u2019une complexit\u00e9 technique presque exub\u00e9rante. L\u2019effet monochrome des Minoirs<\/em> cache une mati\u00e8re longuement tritur\u00e9e et aussi riche de tons que les Nouvelles vagues<\/em> au d\u00e9ferlement chromatique plus imm\u00e9diat. Si l\u2019on s\u2019en tient au point de vue purement technique, tout au long des ann\u00e9es 80, Godefroy met un v\u00e9ritable acharnement \u00e0 enrichir sa mati\u00e8re picturale\u00a0: composants plus ou moins recommand\u00e9s, dilutions, supports fragiles et r\u00e9tifs, nuances infinies dans les tableaux blancs\u2026 une le\u00e7on de peinture entre chimie et philosophie.<\/p>\n

Ne pas renier le mat\u00e9riau, assumer au contraire sa primaut\u00e9 et ses pouvoirs, est une attitude qui se retrouve chez bien des peintres fran\u00e7ais contemporains\u00a0: on pense \u00e0 Pierre Soulages bien s\u00fbr, mais aussi \u00e0 un autre g\u00e9ant plus comparable \u00e0 Godefroy dans son parcours \u00e0 la lisi\u00e8re de la figuration et de l\u2019abstraction\u00a0: Eug\u00e8ne Leroy. Lui aussi a v\u00e9cu au milieu de la peinture mais loin du milieu de l\u2019art, au prix d\u2019une reconnaissance incroyablement tardive qui, m\u00eame apr\u00e8s sa mort, conserve une certaine confidentialit\u00e9. Pour Denis Godefroy, la rencontre avec le public est \u00e0 venir mais ne fait gu\u00e8re de doute\u00a0: \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 le jeu favori des artistes est de s\u2019absenter de leur \u0153uvre, ce que Godefroy laisse dans sa peinture, c\u2019est au sens le plus profond, une pr\u00e9sence. Et devant une pr\u00e9sence, la place se fait.<\/p>\n

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Laurent Salom\u00e9<\/span><\/strong><\/p>\n

\u00ab\u00a0Denis Godefroy (1949-1997)\u00a0\u00bb<\/em>, France, Somogy \u00c9ditions d’Art, 2003, p.13-14.<\/p>\n<\/div>","protected":false},"excerpt":{"rendered":"","protected":false},"author":1,"featured_media":117,"comment_status":"closed","ping_status":"open","sticky":false,"template":"","format":"standard","meta":{"footnotes":""},"categories":[6],"tags":[],"class_list":["post-385","post","type-post","status-publish","format-standard","has-post-thumbnail","hentry","category-textes"],"_links":{"self":[{"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/385"}],"collection":[{"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/posts"}],"about":[{"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/types\/post"}],"author":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/users\/1"}],"replies":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/comments?post=385"}],"version-history":[{"count":7,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/385\/revisions"}],"predecessor-version":[{"id":1860,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/posts\/385\/revisions\/1860"}],"wp:featuredmedia":[{"embeddable":true,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/media\/117"}],"wp:attachment":[{"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/media?parent=385"}],"wp:term":[{"taxonomy":"category","embeddable":true,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/categories?post=385"},{"taxonomy":"post_tag","embeddable":true,"href":"https:\/\/denisgodefroy.fr\/en\/wp-json\/wp\/v2\/tags?post=385"}],"curies":[{"name":"wp","href":"https:\/\/api.w.org\/{rel}","templated":true}]}}