LECTURE DES ALTÉRATIONS DE GODEFROY, par Michel Servière
La Photo-graphie, premier trope de la trace chez Godefroy
Ne pas dénier la photo, utiliser même, comme le fait Godefroy, certains de ses pouvoirs (le gros plan, l’agrandissement fétichiste du détail) ne suffisait pas encore. Encore fallait-il continuer à peindre en écrivant la photo elle-même, faire de la photo-graphie (1). Peintre traciste, Godefroy est photographe […]
Godefroy altère des photos, c’est-à-dire qu’il les détaille, qu’il brouille globalement ou partiellement leur unité représentative.
Il les écrit. Systématiquement, on trouve associées, dans ses toiles, l’écriture de la photo et des écritures, plus ou moins lisibles, plus ou moins effacées, ou bien ce sont des repères graphiques (des lettres majuscules, minuscules ; des flèches, des tracés gestuels ou l’inverse : des repères métriques soignés). Toute transition vers quelque chose qui serait hors toile ou hors photo est empêchée. C’est ici que ça se passe, que ça se pluralise, que ça subtilise sans frein, que ça produit de la différence. Nous lisons des pictogrammes d’oiseaux ou de femmes qui se dispersent en deuils noirs, en blancs qui “assurent l’importance” comme disait Mallarmé. Les titres le signifient assez : Oiseaux différents pour la série des oiseaux pendus, Sur les traces de Madame X pour l’autre, construite avec, comme point de départ, quelques cartes postales “rétros”.
Altérations
Altérer : d’abord le tragique de la mort, de la destruction de toute forme. Cela ne serait funèbre que si l’on oubliait la dimension archéologique du désir. Si la forme se perd, la matière du désir demeure. Quelques autres tropes de la trace (parodie, cadre, niches, cordes, bichromatisme) :
– La parodie
Y lire la forme exacerbée de la critique, l’accentuation cynique de la distanciation, le dénuement de tout cri. Peut-être même la pudeur désespérée du révolutionnaire. Parodie de la photo, de la facture impressionniste. Telle toile, bordée de noir, joue à fond sur l’ambiguïté permanente de la peinture et de la photo, avec ses deux « coins » photo en haut. Telle autre montre, d’après photo, le portrait vieillot de la charmante Madame X, couleur sépia ou bistre, peint avec la touche impressionniste : en somme une « régression » comme dirait Gasiorowski. Cette photo de Madame X, avec son ombrelle, ressemble en sa pose à quelque silhouette de Monet (dans Coquelicots ou Femmes au jardin).
– Le dispositif du cadre
Il spécifie la catégorie générale de la parodie, à des fins cette fois plus directement critiques à l’égard de la culture de l’univers muséal, de tout son décorum religieux. Non seulement la peinture d’aujourd’hui ne peint plus la nature, ni même une toile, mais la peinture peint la peinture, intransitivement (y compris ses entours sociopolitiques). Elle se met en scène (tout grand art le fait) ainsi qu’elle met en scène sa mise en scène « extérieure ».
– La niche, le reliquaire
Il s’agit de conserver des restes, des traces. Le reliquaire c’est la place du mort, d’où partent, irradient divers substituts ou détritus […] L’important est surtout de signaler que ces petites niches mettent nécessairement le « spectateur » dans l’obligation d’accommoder, d’avoir une double vue au moins sur les toiles : vue d’ensemble à distance (normale et respectable) et vue partielle, rapprochée sur les reliques et autres détails (de ces mêmes reliques ou d’autres choses encore).
– Les cordes strangulent ou ligotent les oiseaux par les pattes, par le cou.
Elles ont, c’est une vérité d’ordre perceptif, même texture que celle des griffes des oiseaux. Les cordes laissent des traces qui ne sont pas sans rappeler celles des pattes d’oiseaux ou, de façon moins réaliste, celles de quelque écriture exotique à deviner, ou d’empreintes. Greffe ou griffe d’écriture sur la toile : Godefroy trempe une ficelle dans une poudre de craie et la claque sur la toile, puis il écarte le résultat, éventuellement, avec un chiffon imbibé d’essence de térébenthine. Les instruments de torture que sont les ficelles se muent en « jardin d’écriture », en « jardin des délices » […]
– Le bichromatisme enfin.
Du noir et du blanc. Deuil et frigo. À transformer eux aussi afin de ne pas reconduire quelque névrose de deuil ou quelque pureté immortelle contre ce qui sent, pue, pourrit, sécrète. Noir et blanc parce que ce ne sont pas des couleurs […] Quelques pointes de mauve-violet ou de bistre-sépia. Godefroy a remarqué que le violet est fréquemment la « couleur » – les catholiques le savent – qui entre en composition avec le noir et le blanc dans la mise en scène de la messe.
Le tracisme rend divisible. Les « Altérations » de Godefroy constituent une somme éclatée de vestiges et de vertiges, de fragments et de testaments.
MAIS PLUS DE SOURCE, propos de Denis Godefroy
Archéologue, antiquaire, brocanteur
Je fouille comme un archéologue, mais pas pour mettre à jour un patrimoine, des propriétés. Je ne suis pas un héritier. Madame X m’intéresse parce que son identité est perdue à jamais. Mes hypothèses n’ont aucune prise sur elle. Le temps a agi sur Madame X comme éclatement de moi-même. Le brocanteur est éclateur d’objets, fabricant de facettes.
L’archéologue conserve un objet qui n’a plus de fonction. Il n’est même pas revendu.
Le temps que manie l’archéologue est sacralisé. Celui du chiffonnier est désacralisé : je travaille avec ce dernier.
Couleur
Aujourd’hui, ce qui éclate, c’est le blanc et le noir et leurs variantes non colorées : le violet, bistre.
Je préfère le drap de deuil et le blanc frigo, hôpital à la prairie verte.
« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.38-39.
Notes
1 – G. Bresson joue, de la même façon, sur les mots cinéma et « cinématographe ». Nous nous en sommes inspirés ici.