Par le dessin ou par la peinture, Denis Godefroy entrevoit on ne sait quoi, une lueur soudaine et flottante, une évidence qui n’est pas nommée, qui n’est pas définissable. Il devine l’intransmissible, l’inracontable. Il soupçonne quelque chose qui n’a nulle représentation, nulle figure complète, nulle forme achevée, nul schéma, nulle preuve, nulle littérature.
Dans la brume, dans le brouillard, dans la buée, dans les couches superposées, dans les nappes sombres ou blanches, dans les strates empilées, dans les surfaces égarées, il presse une vérité indéterminée. D’une manière détournée, ses œuvres suggèrent ce qui est en dehors du concept, en dehors de toute icône, de toute image, en dehors du conscient, loin des critiques et des théories.
Denis Godefroy ne veut ni prouver, ni démontrer, ni illustrer, ni justifier, ni établir. Il disait : « Je n’aime pas les preuves, les choses qui font la preuve. J’aime l’épreuve, mais non pas les preuves. » Les « choses » ne comptent pas pour la peinture. Il se met à distance de la réalité, du fait, de l’objectif. Il veut sentir, expérimenter par l’art. il veut être ému par l’épreuve, bouleversé. L’ébranlement, une certaine fièvre l’incitent à créer.
« Une partie de l’art contemporain (disait-il) m’ennuie parce qu’elle veut prouver, illustrer. Et ça, ça ne m’intéresse pas. » Il a peut-être un véritable amour ambivalent de « l’objectif » d’un appareil photographique. L’objectif est un système optique formé de lentilles qui donne des objets photographiés une image réelle enregistrée sur une plaque sensible ; ainsi, il ne se préoccupe ni d’un « système optique », ni d’une « image réelle », ni d’un enregistrement. Alors, lorsqu’il accumule des couches, en particulier, lorsqu’il utilise parfois les noirs ou l’or, le tableau « n’est pas photographiable ». Selon lui, l’œuvre est présente et elle est transformée selon les changements de la lumière du lieu et aussi selon l’attention du regard de celui qui la contemple. Il n’y a pas de « reproductions » fidèles de l’œuvre arrêtée et immuable : nulle copie, nulle répétition, nul double. L’œuvre désire ne pas être photographiée.
Une œuvre de Denis Godefroy serait un passage, un changement d’un état à l’autre. Pour qui la regarde, elle change de substance, de propriétés ; elle se transmue.
Dans les Minoirs (1983), sur le papier, Denis Godefroy agit avec patience et passion, tantôt par addition, tantôt par soustraction ; il multiplie douze ou quatorze couches de graphite, puis il agresse, creuse, enlève. Il attaque la surface, ainsi constituée, soit par une ponceuse, soit par un papier de verre manié à la main ; il la raye. Après l’application des couches de graphite, il utilise des mines de plomb (dures ou tendres), des crayons de couleur, des pastels. Il peut y avoir une douzaine de couleurs, sourdes, difficiles à discerner, presque visibles, qui ne sont pas « photographiables » ; ces couleurs mates, voilées, vibrent avec discrétion, en des oscillations légères, peut-être secrètes, en des variations atténuées. En contemplant ces couleurs vibrantes, vous écoutez une « mélodie très, très sourde », proche de la musique répétitive, celle de Terry Riley ou de Charlemagne Palestine : une mélodie en noirs inconstants. Souvent, en peignant, Denis Godefroy chantonnait une mélopée incompréhensible.
L’œuvre comporte des miroitements, des reflets, une brillance contradictoire, une lueur paradoxale : les moires, les aspects ondés, chatoyants d’une surface. Denis Godefroy invente ce mot de « minoirs » et nous pensons à des noires en mineur, à la mémoire, aux moires, à des grimoires énigmatiques. Les noirs ambigus et mêlés des « minoirs » seraient des surfaces équivoques et dangereuses, des miroirs aux alouettes, des miroirs magiques qui feraient apparaître des vivantes, des morts, des choses absentes, des fantômes égarés. Les « minoirs » seraient des pièges à lumière et à regards. Les miroirs sont traversés de même qu’Alice de Lewis Carroll passe la limite.
Dans les Minoirs, les couches superposées sont des épidermes accumulés et nul centre n’est jamais trouvé. Denis Godefroy parlait souvent de l’oignon. « Ça s’épluche (disait-il) et on ne trouve jamais le noyau. A la fin, on se retrouve avec rien du tout et les yeux pour pleurer. »
Denis Godefroy s’oppose à bien des abstraits qui privilégient la surface du tableau. Lui, il cherche les dessous, l’« infra-mince » dont Marcel Duchamp parle. Et Denis Godefroy devine une lumière intérieure et profonde à travers les dessous.
En 1986, dans ses Nuits d’ébauche, Denis Godefroy entrelace les couches de peinture, les nuits, la mystique et l’érotique, les ébauches, les fantasmes des débauches, les débordements, le libertinage et la liberté, les flux et les jaillissements, le déferlement des noirs. Denis Godefroy rappelle ses travaux d’artiste : « L’histoire des couches et l’histoire des nuits successives qui balaient la pratique des peintres. Le sublime arrive avec la nuit, disait les mystiques… »
Parfois, les couleurs suggèrent le fugace, l’immédiat, l’instantané, l’intense.
Denis Godefroy entrevoit l’innommé, jusqu’à un seuil indéfini qui serait la limite flottante de la vie et de la mort. Dans la monographie que vous lisez en ce moment, un texte étrange, s’intitule Pour fou d’enfer (1). Il lie la peinture de Denis Godefroy, le vide et la mort : « La surface est un trou d’espace, un vide où les noirs colorés se brisent, se réfractent en la traversant ou s’y réfléchissent en s’y heurtant.
Sur le seuil, sur le seuil … Dans L’Écriture et la différence (1967), le philosophe Jacques Derrida commente les textes du poète Edmond Jabès ; il unit le seuil et le centre, le bord et la clé de voûte, les préliminaires et le pivot incertain. Une origine dans l’origine, un centre dans le centre, c’est l’abîme, le sans-fond du redoublement infini : « L’ailleurs est en dedans… Le centre est le puits… Le centre est le seuil… Où est le centre ? Sous la cendre… Le centre est le deuil… Tout viendrait à nous du bout de la nuit, de l’enfance. »
En 1992, Denis Godefroy peint Les Boucliers. Ces Boucliers luisent ; ils ont des éclats, des éblouissements, des protections, des sauvegardes. Alors que le regard des Gorgones peut pétrifier ceux qui s’approchent, Athéna donne à Persée un bouclier de bronze poli, qui forme miroir, et le monstre, Méduse, est à son tour pétrifié et décapité. Dans les jeux de regards, de reflets, de fascinations, l’œil et le bouclier luttent : l’attaque et la défense.
À d’autres moments, vers 1990, Denis Godefroy écoute des chants grégoriens ou Le Couronnement de Poppée de Monteverdi. Dans sa voiture arrêtée, pendant qu’il dessine à travers le pare-brise (ou bien dans un rétroviseur), les cimes des arbres, leurs troncs, un chemin, une haie, des ronces, qu’il regarde presque en cachette. Il saisit un fragment du territoire et l’esquisse. Dans sa voiture, il est en quelque sorte le voyeur d’un paysage, le mateur des plantes, de la végétation devinée. Pour lui, l’automobile est, en quelque sorte, l’accessoire nécessaire du peintre en plein air ; elle est l’observatoire à travers une vitre, à travers un verre : « in vitro » et non pas « in vivo ». Le peintre garde ses distances ; il se méfie de toute fusion, de toute effusion. Il choisit des ébauches, des annotations du terrain ; il écoute par l’ouïe et le jouir, tout en dessinant. Dans Le Couronnement de Poppée, les deux voix des deux amants s’accordent, s’unissent.
Chaque dessin est une partition libre, souveraine, liée à une musique ou à une vue.
Dans un paysage fragmenté, des voûtes semblent surgir parmi les frondaisons ; la forêt et l’architecture s’unissent. Denis Godefroy perçoit des ogives parmi les arbres. Il dessin des zones obscures et humides ou bien des clairières, des trouées lumineuses.
Simultanément, il croit imaginer la nudité des femmes dans les bois, à demi dissimulés. Les feuillages, les ombres sur la chair, la voilent en partie. Il découvre à peine des triangles pubiens qui ne sont pas toujours équilatéraux.
« Entre un pubis et un buisson (disait Denis Godefroy), je ne fais pas de différence… » Un chemin, un ruisseau, une crevasse, seraient peut-être des équivalents de la fente d’une femme. Il y a peut-être des analogies entre certains dessins de Denis Godefroy et la « chute d’eau » qui a fasciné Marcel Duchamp.
La terre est féminine et une femme est un univers. De même, dans L’Interprétation des rêves (1900), Sigmund Freud compare un sexe de femme et un paysage à la fois étrange et déjà connu : « Il y a des rêves de paysage ou de localités qui sont accompagnés de la certitude exprimée dans le rêve même : j’ai déjà été là. Mais ce déjà vu a dans le rêve un sens particulier. Cette localité est toujours l’organe génitale de la mère, il n’est point d’autre lieu dont on puisse dire avec autant de certitude qu’on y a déjà été. » Paysage premier, site originaire, le sexe de la femme est un pays de courbes douces, qui « selon Freud » serait toujours déjà connu, toujours déjà présent dans la mémoire. Dans un souvenir inconscient de l’instant de la naissance : un jardin, un paradis. Tu es né, tu es sorti d’un antre, d’un ventre, d’un sexe dont tu te souviens vaguement. Tu crois découvrir un seuil, un espace de jouissances, un lieu de secrets, de magies, de séductions vers un trésor, vers un bonheur. Le seuil peut aussi être une « bouche d’ombre ».
Dans l’enfance, dans l’adolescence, chacun de nous (en particulier Denis Godefroy) suggère une chair éblouie, lumineuse et obscure, des images éclairées, des zones ambiguës, une toison pressentie.
Dans un de ses entretiens, Denis Godefroy précise : « Il y a du corps qui passe dans la peinture. Il y a du sexuel qui passe dans la peinture. Or, l’Institution nie le sexuel. » Ainsi, dans ses œuvres, l’éros et la mort résistent contre la normalisation, contre l’alignement, contre les règlements, contre les interdits connus pendant l’enfance.
Selon Denis Godefroy, le sexuel en peinture se situe hors du contrôle, de la mesure, de la vérification, de la surveillance, de la censure. Vers la démesure, vers les transgressions, vers le « sans échelle », vers l’incommensurable, vers l’excès, vers l’exorbitant, vers l’extrême, Denis Godefroy choisit d’être un rebelle, un insoumis, un résistant.
Parmi ses derniers travaux, avant sa mort, il dessine la nudité de femmes, qui est une fulguration, un éclair, une soudaineté bouleversante, une perturbation, un vertige. La nudité fascine et aveugle. Ces femmes sont sans dimension, sans échelle ; elles se dressent ; elles s’érigent. Elles n’ont nul visage. La courbe d’une épaule féminine, celles des seins semblent des formes d’ogives imprécises, des ovales, des ellipses, le galbe du corps. Ces femmes sont anonymes, mystérieuses. Elles gardent leur secret. Elles le garde.
Dans Mon Faust (1941), Paul Valéry énonce deux mots énigmatiques : « Éros énergumène », sans les commenter. Et les dessins de Denis Godefroy éclairent des nudités radieuses et des déconcertantes qui se découvrent selon l’Éros énergumène, selon le désir exalté, par l’envoûtement de l’amour. Et Denis Godefroy, sans doute, invente une peinture énergumène.
Gilbert Lascault
« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.19-21.
Notes
1 – Texte inédit de Robert Carmyne, Archives Denis Godefroy.