Très jeune, j’avais caressé l’espoir d’engager une carrière artistique. C’est pour compenser ce désir qui ne s’est jamais concrétisé – j’ai fait des études d’agronomie – et pour satisfaire un besoin d’acquisition que j’ai entrepris de constituer une collection. J’ai eu la chance d’être éveillé à l’histoire de l’art dès l’âge de quinze ans par un merveilleux professeur au lycée de Bayonne, monsieur Pintat. Tout au long de mon chemin, mes goûts ont évolué et mes prédilections varié. À ce jour, toutes les périodes m’intéressent : bien sûr la Renaissance italienne mais aussi le cubisme – Juan Gris avant Braque et Picasso – et le post-cubisme. Je pris alors conscience que tout ce que j’avais acheté pendant vingt ans au gré des pulsions, émotions, passions, n’était pas la peinture de « notre temps » et que je faisais la même erreur que mes aïeux, grands-parents, parents qui n’avaient pas vu passer l’art de leur époque. J’arrivais donc toujours avec du retard et toutes mes acquisitions précédentes jusqu’aux abstraits lyriques, Poliakoff, Bissière, Manessier, Debré, Germain, Hartung, Schneider, achetés en vente publique ou galeries étaient des achats post mortem qui ne m’avaient pas permis de connaître l’artiste. C’est pourquoi j’ai décidé, en 1981, d’orienter ma collection vers l’art vivant des vingt dernières années du XXe siècle et du début du troisième millénaire et de créer CAViAR, Collection d’Art Vivant Animé en Réseau, réseau d’artistes bien sûr ! Un véritable programme qui m’offrait enfin l’opportunité de vivre dans ce monde des arts plastiques, de rencontrer des artistes dans leurs ateliers et d’établir ainsi une relation très forte d’amitié et de proximité. Ma collection ne provient pas d’achats en vente publique et très peu de galeristes. Sur les cinquante artistes qui y sont représentés, la plupart sont devenus des amis et je me suis nourri pendant vingt ans de la dimension affective née de ces rencontres qui m’ont apporté beaucoup pour mon éducation, ma formation et mon épanouissement personnel.
Aucun lien direct ne peut être établi entre le métier de dirigeant d’entreprise et le fait de collectionner encore que chaque année nous procédions à des achats d’œuvres contemporaines exposées dans les bureaux, laboratoires, cafétéria. Je dois reconnaître cependant que c’est grâce aux revenus de l’entreprise et à ses dividendes que mon rêve a pris corps et que cette collection a pu être considérée avec une liberté totale, sans aucune intention spéculative, sans aucun souci de la sécurité du placement qui fige tant de choix. La pratique de la stratégie de l’entreprise m’a peut-être aussi donné le recul nécessaire pour définir les orientations qui ont présidé à la mise en œuvre de ce projet.
J’ai rencontré Denis dans son atelier en 1986. Il m’avait été présenté par Jean-Claude Pinchon dont j’avais acheté des œuvres de la galerie Zoographia de Bordeaux de Katia Feijoo. À cette occasion, j’ai aussi fait la connaissance de Jean-Pierre Bourquin. Après une visite de leurs ateliers en fin d’après-midi, un dîner en commun le soir, nous nous sommes retrouvés dans l’atelier le lendemain matin et j’ai acquis Nuit d’encre. Il m’a offert Minoir n°2. Puis j’ai invité Denis, Jean-Pierre et Jean-Claude à un week-end « CAViAR » à Bayonne pour qu’ils découvrent les magasins aménagés pour la présentation des premières œuvres de la collection et rencontrent les autres artistes. Des liens d’amitié se sont créés, le « réseau CAViAR » était né.
Je situe le travail de Denis dans l’expressionnisme abstrait, un travail de peinture qui donne, à partir d’une idée de paysage, une interprétation de l’espace, dans la double dimension du détail infinitésimal et de l’étendue. Plus que le sujet, la lumière est requise pour traduire un état d’âme ou un sentiment. Nuit, jour, réflexion des marais salants, réverbération de la neige, le choix s’opère en fonction des dispositions psychologiques du moment. Pleinement dans son temps, il poursuit une recherche toujours plus exigeante, avec une volonté farouche de renouvellement et de remise en cause permanente.
Une relation de très grande confiance et d’affection vraie, presque fraternelle, s’est construite sur des valeurs partagées : respect, partage, liberté, honnêteté, tolérance contrôlée, générosité. Ma femme appréciait Denis pour ces valeurs-là et son caractère certes entier, un peu intransigeant même, mais franc, tout d’un bloc, affirmant ses idées avec une grande force de conviction mais aussi un courage, une pureté de sentiment, une intégrité et une honnêteté exceptionnelles, rarement exprimées avec autant de force chez les artistes. Avec nous, Denis était d’un abord facile, très détendu. Toujours partagé entre devoir et passion, déterminé dans la conduite de son travail, il avait un cœur tendre sous une écorce « rugueuse » et une force d’aimer inépuisable. Il est venu passer dix jours chez nous à Pau car il avait besoin de repos. C’est avec bonheur que mon épouse l’a accueilli et distrait par des promenades dans les Pyrénées, dans la campagne du Béarn, l’obligeant à un exercice physique quotidien pour l’oxygéner et lui changer les idées. Denis prenait très au sérieux son devoir de père, ce qui l’a amené à jouer auprès de mon fils Emmanuel le rôle de l’oncle africain. Il a bénéficié de plusieurs stages à Rouen, habitant au domicile de Denis et d’un stage d’été dans le Limousin chez les Bolloch. C’est Denis encore qui nous a aidés à orienter ses études vers le design et l’architecture intérieure plutôt que vers les arts plastiques purs.
Comment parler de Denis sans évoquer le « week-end rugby » que j’avais organisé à Biarritz pour lui faire rencontrer des joueurs du Biarritz Olympique : match, vestiaire, banc de touche, troisième mi-temps, quarante-huit heures baignées dans l’ambiance du club. Il a produit deux ou trois toiles inspirées de ce week-end.
Lorsqu’il m’a proposé de réaliser une œuvre en public dans la cour du château, j’ai tout de suite adhéré à cette idée. C’était pour lui accomplir l’acte créateur, non plus dans l’isolement de l’atelier, mais porté par le regard collectif, sans pour autant qu’entre dans cette démarche un quelconque exhibitionnisme. Deux ou trois jours avant la soirée, il était venu s’installer à Cadillac pour réaliser des dessins préparatoires et une maquette qu’il me soumit, mais il ne conserva de ce travail que la construction générale et la partition de la feuille. Après une heure de concentration, il monta sur scène et entra dans la peinture comme on entre dans un rôle. Ce fut comme une cérémonie religieuse, un moment de communion avec les mille étudiants en arts plastiques, des beaux-arts et du conservatoire que nous avions invités où la musique – Denis était accompagné de deux musiciens dont son frère François – joua un rôle déterminant de catalyseur des énergies souterraines. Il sortit exténué, comme s’il venait d’un autre monde. Sur mon conseil, j’ai fait maroufler sur toile, par son maroufleur de Rouen, ce papier de 1,50 mètres sur 7,65 mètres. Exécutée sans recul mais conçue pour un regard porté à distance, Crucifixion – c’est son titre – c’est pour moi une œuvre majeure qui témoigne d’une maîtrise magistrale de l’espace. La cassette filmée par son fils Thibault conserve le souvenir de ce moment exceptionnel qui m’a procuré une émotion aussi intense que Le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot. Je lui ai commandé Le Vin, grand diptyque rouge sur toile (p.115) et un chemin de Croix (p.133) pour la chapelle du château Cadillac. Il préféra les douze stations d’un rite orthodoxe – sorti de son imagination – aux quatorze de la tradition catholique, car elles s’intégraient plus harmonieusement à l’espace disponible ! Tels étaient les choix de Denis : jamais une concession pour plaire ou vendre, aucun calcul. Peu âpre au gain, il était d’une grande sérénité par rapport à l’argent qui n’était pas pour lui un tabou. Je ne sais pas ce que je ferai de ma collection qui doit encore mûrir. Les sculptures s’affirment déjà, j’ai peu de doutes sur leur pertinence et leur rayonnement. « La peinture est encore fraîche », il faut attendre que le temps fasse son œuvre pour que nous puissions y porter un regard distancié, libéré des affects encore trop présents.
Mes choix à l’atelier du 317 route de Darnétal ! Un atelier baigné de lumière, très vaste, très gai, très convivial ; la musique classique, le café, les fauteuils pour les visiteurs, le stock des œuvres sur papier et le grand mur blanc tâché du débordement des toiles qu’il faisait avancer par deux ou trois simultanément. Une impression de calme mais aussi de mouvement. Dans la réserve vidée pour le défilé, Denis bougeait et marchait en permanence. Je n’oublierai jamais le moment de rêve, d’évasion spirituelle et d’extase qui nous ravit dans l’atelier du rez-de-chaussée, une fin d’après-midi. Jean-Pierre était présent ; une lumière diffuse entrait par la verrière ; dans un silence total il a fait défiler une série de toiles aux couleurs ardentes, violet sombre et bleu de nuit. Il m’a regardé et nous avons pleuré. Je me sentis envahi d’une forte chaleur intérieure, puis est venu un temps d’apaisement. Toute la puissance de son travail pénétrait mon être. L’Esprit a soufflé et l’atelier en était empreint de bonheur ; enfin, nous avons ri tous les trois.
Denis n’était pas en recherche de spiritualité, il l’avait trouvée. C’était l’énergie vitale qui animait ses relations sociales comme son travail. On peut deviner au travers de thèmes récurrents dans sa peinture – oiseaux, corps souffrants, crucifixions –, une attirance secrète pour les mystères de l’incarnation et de la mort. Le choix des couleurs, de la composition, du matériau sont l’expression même de la lumière de son âme. Cette cohérence souveraine entre matière et esprit atteint son apogée dans la stèle qu’il grava pour le château de Laubade. Libre de choisir le lieu, le thème, le support, il la plaça à l’entrée du « Paradis », là où dorment et vieillissent les armagnacs les plus précieux de notre propriété. Cette stèle en marbre de Carrare de deux mètres de haut et d’un mètre de large rayonne dans la sérénité du lieu, inspire les hommes au travail, s’impose au visiteur comme le gardien du temple ou la statue du commandeur.
Construite sur la ligne d’horizon qui définit l’infini, elle porte dans la partie supérieure, céleste, une brèche, témoignage de la blessure ouverte laissée par la mort de sa fille Solène, comme une empreinte prémonitoire de leurs retrouvailles.
Jean-Jacques Lesgourgues
« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.170-171.