Notes dactylographiées (20 novembre 1981)

Je suis un peintre de paysages, c’est-à-dire que ma sentimentalité est fabriquée par mes yeux. C’est mon corps qui réagit en premier. Une fois dans l’atelier cela s’inverse : c’est d’abord un rapport à la sentimentalité pour devenir un rapport au corps. Quand je suis dans un paysage, la partie où le spirituel fonctionne avec une certaine énergie, pour moi ce serait plutôt le ciel. J’investis sur des espaces de sable et sur des espaces de ciel. Mes « tableaux » se situent entre ciel et terre.

Je travaille « à partir » de photographies que je fais dans la baie du Mont-Saint-Michel. C’est un paysage à la fois existant et inexistant, apparemment sans limite et qui se transforme au gré des marées. Pour moi, la baie du Mont-Saint-Michel fonctionne comme un espace méditatif. Je suis très attiré par tous les espaces de « contemplation », les espaces où l’on ne peut s’accrocher à nulle anecdote. Le questionneur : ce sont les petits écarts qu’il peut y avoir dans cette rectitude.

La photographie que j’appelle une fulgurance, arrivée au terme de son évolution (quand le développement est terminé) est chargée d’émotion, réinvestit à la fois le souvenir, un certain passé, une certaine mise en situation… Tout le lyrisme, tous les excès d’émotion que je peux avoir en rapport au paysage, je le purge par la photographie.

Je ne travaille jamais d’après photos. Elles amorcent et alimentent ma frustration ; c’est-à-dire, je ne travaille jamais mieux sur un paysage que lorsque je ne le vois pas.

Chacun des quinze tableaux de la Suite / Minoirs sur laquelle je travaille actuellement mesure deux mètres de long sur un mètre de haut. La bande médiane parcourt trente-deux mètres. Elle correspond à la façon dont je perçois l’horizon dans ce paysage, ce qui explique que l’espace / ciel soit plus petit que l’espace terre. La bande médiane n’est donc pas tout à fait au milieu ; son bord inférieur l’est, mais il y a treize centimètres au-dessus. C’est une mise en situation géographiquement et proportionnellement équivalente.

Les surfaces inférieures et supérieures, par rapport à cette charnière qu’est la bande médiane, c’est l’espace du dessin.

Préalablement, je trace la bande médiane toujours identiquement située, et la protège pour qu’elle reste immaculée pendant tout le temps que je travaille sur l’espace du dessin.

L’espace du dessin, c’est là où se passe ce que j’appelle la première épreuve physique du travail, entre douze et quatorze couches de poudre de plomb. Je n’y trouve pas beaucoup de plaisir mais je sais que le plaisir viendra plus tard… C’est un travail physiquement épuisant, où le temps intervient comme l’un des éléments constitutifs de ce travail.

Ce qui m’ennuie, c’est le corps. J’essaie de faire en sorte que ma quotidienneté (je pratique le rugby) purge le côté distractif, l’envie de gesticuler pour que dans mon travail je sois distrait le moins possible. C’est une qualité pour moi de savoir ce qu’est l’ennui, d’accepter que le temps passe très lentement, que les mêmes gestes se répètent.

Sur cet espace du dessin qui est la mise en scène de propos que je vais développer dans la bande médiane, je répartis des verticales de deux mètres en deux mètres, d’un panneau sur l’autre. Ce ne sont ni des lignes de partage ni du formalisme, mais des « scansions » de l’espace du dessin.

Finalement je dessine sur cette surface qui, graphitée, est devenue l’espace du geste, mon espace névrotique. J’utilise des mines de plomb dures, molles, des crayons de couleur, des pastels…

Comment peut-on qualifier ce geste, ce travail de hachures, qui suit complètement la main, qui lui donne une espèce de rondeur ? … J’essaie de donner une texture, une certaine qualité vibratoire, comme en musique. Il n’y a point ajout de couleurs, c’est seulement une façon de colorer cette Suite / Minoirs. Il y a huit, neuf, dix, onze couleurs ! Les traits s’enchevêtrent ! En fait, pour que cet espace vibratoire reste extrêmement ténu, j’y passe en dernier lieu une ultime couche de plomb, afin d’atténuer le tout pour qu’il y ait une homogénéité totale.

En dessinant, j’essaie de faire naître du « sentiment » afin de réactualiser mon souvenir de paysage. Une interaction exerce entre le « sentiment du passé » et le « sentiment à fabriquer », un inversement corps / sentiment – sentiment / corps.

Une certaine vacuité passe par la confrontation de deux pratiques : celle du dessin et celle de la peinture. La bande médiane serait pour moi le lieu de convergence et la matérialisation de cette vacuité-méditative.

Sur la bande médiane se développe une sorte de discours, de dialectique qui se situe entre la « normalité » qui serait l’exercice de la peinture et la « normalité » qui serait l’espace de la névrose (cf noyau psychotique).

En un premier temps, je fabrique une pâte en mélangeant du médium avec de la poudre de plomb. En un deuxième temps, je colore cette pâte avec de la peinture. L’espace peint ne peut-il pas en effet se resituer simplement dans la façon de colorer la pâte ?

J’essaie de faire en sorte que cette bande médiane apparaisse comme une mélodie très très sourde, très en demi-teinte, vaporée…

La continuité de cette bande médiane c’est tout ce que peut prendre en charge une ligne d’horizon.

 

Denis Godefroy

Archives privées

« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.62.