L’horizon dans une bouffée

« Je peignais pour comprendre quelque chose, et je montrais que j’avais compris. Maintenant je n’ai plus besoin de comprendre pour en faire, de la peinture. » Denis Godefroy.

 

J’ai sous les yeux un Petit paysage blanc de 1978, mon premier Godefroy. Les Paysages blancs sont un tournant majeur dans son travail parce qu’il décide à ce moment-là de ne plus se soumettre à la littérature. Parce que, pour signifier, photographie, dessin et peinture s’y compénètrent vraiment. Il y aura ensuite la Série noire, puis les Minoirs, les Vagues, etc. Godefroy le narrateur, Godefroy le collectionneur, l’assembleur, est devenu le Godefroy le peintre. Certes, perdure l’obsession d’un recadrage perpétuel, mais sa peinture finira par s’en affranchir. Nous emportant, nous spectateurs, dans un rêve maternel, à la fois tellurique et aquatique (1). Godefroy le peintre est en même temps, par l’irrépressible expansion de ses flux de matières, musicien.

Ma relation à son œuvre fut assez singulière puisque, dès les premières empreintes, les oiseaux pendus, Madame X, elle fut marquée de ses mots faisant écho à ceux de Michel Servière, de Jean-Claude Thévenin, à mes propres mots, dans le bruissement d’une amitié assez intense. De cela je ne peux rien dire parce que l’objet n’était qu’un des glacis de ce dispositif. La disparition de l’artiste l’aura rendue, je crois, intelligible.

C’est la profondeur et la beauté de ses tableaux qui lui font jouer, dans le panorama presque calamiteux de l’art français des vingt-cinq dernières années, un rôle de plus en plus important. La difficulté ne consiste d’ailleurs pas à assigner à l’œuvre une place exacte dans un jeu somme toute éclectique (2). Non, Elle consiste à donner sens à un parcours à la fois fulgurant et multiple.

Car il y a des histoires de la peinture de Denis Godefroy, et l’une des plus fécondes est peut-être celle de son émancipation vis-à-vis du dessin et de la photographie. Elle les a parfois absorbés, mais la connivence s’est révélée souvent plus complexe, tissée de mutuelles ignorances voire de mutuelles défiances…

Denis Godefroy a toujours cru que le dessin pouvait fournir à sa peinture les solutions qu’il cherchait. En réalité, son dessin n’a pas cessé de lui poser problème. Au fur et à mesure que celui-ci s’organisait, s’autonomisait, il devenait pour la peinture une sorte de corps étranger, c’est-à-dire un obstacle. Il y a aussi une histoire de l’émancipation de son dessin vis-à-vis du geste pur ou du désir de recadrer, qui elle-même répond à celle de l’émancipation de la peinture vis-à-vis du dessin. Mais jusqu’aux grandes toiles exposées en 1990 à la galerie Françoise Palluel, aura donc subsisté chez lui, un problème du dessin. Ce problème n’est que celui de son rapport au monde, et par conséquent celui de l’objet de sa peinture.

A l’origine un pur désir de peinture, l’envie d’étaler sur la surface de la toile une matière plus ou moins épaisse ou fluide, plus ou moins sombre. J’ai retrouvé les notes que j’avais prises en 1987 dans l’atelier pour un court-métrage sur Fou d’enfer. Le film n’a pas abouti, mais ces observations sont précieuses, parce qu’elles font comprendre la nature des processus matériels à l’œuvre dans le travail de peinture :

 

« 1– L’ordre du tableau : donné par le dessin (tracé assez simple à la mine de plomb) et par une partition de surface en zones – des jus de térébenthine.

Les surfaces n’entretiennent que des rapports de contiguïtés (l’Espace – la profondeur – est manifesté par la transparence).

Tout ceci est gestuel, c’est-à-dire dessiné par la brosse : cet autre dessin se superpose au tracé originaire sans l’effacer complètement.

Il constitue la véritable structure du tableau, indépendamment du dessin de référence (motif).

Cette première couche, c’est déjà l’autonomie du tableau.

2– Ensuite les couches sont superposées – acryl sur térébenthine, huile sur acryl, huile sur huile, etc.

Elles se font mutuellement écran, à cause de leur épaisseur…

Denis est ici face à deux instances :

– le souvenir de la couche du dessous.

Je peux la distinguer :

  • comme réserve
  • comme épaisseur
  • comme fond, derrière la transparence des glacis.

– son reflet dans la peinture (les couches du dessus, cf le médium vénitien).

A ce moment-là, D. peint donc :

– devant son image (il ne peut rien voir d’autre) – combat avec la lumière pure… Le noir la fait jaillir sans la représenter.

Travail technique :

  • plus ou moins de médium vénitien
  • plus ou moins de térébenthine
  • plus ou moins de pigment

Lumière domptée, c’est-à-dire enchâssée :

  • l’ajout final du pigment pour la limite

(Elle circule dans les limites assignées par le peintre).

  • elle émane de l’épaisseur de la matière elle-même.

 

– derrière sa mémoire

– à côté de son « dessein » (3)

– au centre d’un espace musical 

– au milieu des coups de téléphone.

Ce qui se noue là, apparaît capital :

– présence du tableau par ses couches matérielles, mates

– absence du tableau, tiré vers l’avant (ou l’arrière) par la lumière dans la pâte.

Travail final :

– saupoudrer les pigments de couleur

– les faire rentrer dans le tableau à l’aide de fixatif Tallens

– enfin, balayer les scories (un travail de femme de ménage qui accuse la platitude du tableau).

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Composition triangulaire :

(volonté de D. d’en parler sans en parler…).

C’est la perspective, mais redéployée sur le plan

1, 2 – 3.

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Dessous

  • rouge pour outremer
  • vert pour prusse
  • brun pour noir

Donc : penser une couleur, la poser, c’est l’avoir anticipée… »

 

Voici l’ajustement des pulsions du peintre à un projet. Le tracé primordial – le dessin – apparaît comme ce qui reste du monde visible passé au tamis du corps au travail et qu’un autre corps, celui de la peinture, rejoindra, puis recouvrira. En 1987, le tableau se construit sur un fond de paysage, mais dans une suite d’opérations matérielles pesantes. C’est un fantasme de peinture en train de se réaliser.

« Entre pubis et un buisson, je ne fais pas la différence » répétait Godefroy. C’est que ces deux-là sont devenus tout intérieurs et ne constituent même plus les limites du processus de peinture. Au contraire, ils en sont le moteur. Le regard (le souvenir), le geste (le dessin) qui les a accompagnés sont tous deux liés à une sorte de corps archaïque, un corps ignorant de tout ce qui n’est pas leur énergie – parce qu’elle fait écho à sa propre énergie (4).

Pour toucher le spectateur, au fur et à mesure que sa peinture gagne en puissance, en autonomie, Godefroy fait appel au « paysage ». Maître dans l’art de la conversation, il n’est pourtant pas dupe du jeu métaphorique et prend soin d’appeler ses œuvres Nuit, Vague, Fou, Bouclier, etc. Et pourquoi pas Paysage ? Parce que ce paysage représentait une alternative à ce qu’il avait toujours cru devoir refuser : « La tentation lyrique ». (5) Devant des Paysages, chacun aurait compris qu’il y avait succombé depuis longtemps – nul n’ignore en effet, depuis Ruysdeal, ce qu’un paysage peut receler de lyrisme ; au contraire, peut-on sérieusement évaluer le lyrisme d’une nuit d’encre ou celui d’un bouclier ? A cette tentation, il succombera ostensiblement à partir des Vagues (1984).

Pour ses dessins les plus aboutis (ceux qu’il réalise à partir de 1987), Denis Godefroy s’est imposé la discipline du motif. Au cœur du paysage, protégé par le pare-brise de sa voiture, il cherche du crayon des repères, c’est-à-dire des configurations figurales et des énergies (les textures, elles, lui seront données plutôt par la photographie). L’œil lâche très vite sa proie, laissant à la main le soin de prendre le relais, de balayer la surface du papier ou bien de suspendre toute action (et dans ce cas, elle laisse toute la réserve qu’il faut pour qu’existent les territoires picturaux à venir…). Observez les dessins que Godefroy a exécutés derrière son volant, par exemple dans les chemins forestiers de Normandie. Ils témoignent par endroits de l’extrême acuité du regard, lui-même relayé par une main presque méticuleuse. Ses parties-là soumettent sans effort la complexité du visible à la tyrannie de la surface blanche, à la manière des Huet ou des Michallon au XIXe siècle, tout en préciosité, et même en virtuosité. Mais à partir de ces condensations-là, soit les traits du crayon s’expansent en nappes noires, rigides, largement issues de l’exaspération du geste, soit elles se suspendent et laissent le papier absorber toutes les figures possibles : ces étendues de crayon, ces réserves font éclore notre propre paysage intérieur, comme celui du peintre.

Cette distance que Denis Godefroy s’imposait en dessinant au motif cesse d’être dans les œuvres peintes de la fin : son désir de paysage s’est dissous dans le plaisir d’étaler la peinture au prétexte de paysage. Son corps est devenu le corps du paysage.

« Quelques fois, il posait sur un panneau, au hasard, des tâches qui ne représentaient rien. Il emportait cela en forêt : “C’est bien le diable, disait-il, si je ne trouve pas ce motif-là !” Et en effet, il était rare que son informe ébauche, sa tartouillarde, ne lui servît pas de point de départ pour une composition faite à la fois de chic et d’après nature (6). »

A la manière de Diaz, Godefroy a donné corps à son rêve de peinture. Mais au contraire de Diaz, durant de longues années, il n’a pas su quoi faire du « motif ». Le premier partait en forêt simplement parce que le paysage, c’était le but. Le second s’en éloignait parce que le but, c’était la peinture. Il n’est pas étonnant qu’au cœur de cette stratégie, le dessin, c’est-à-dire la présence insistante du motif, l’ait gêné (7) : il invente des mondes possibles, mais ces mondes-là sont tissés de peinture et n’existent que par elle (8).

Jean-Claude Thévenin nous rappelle que la peinture de Godefroy est musicale. C’est aussi mon avis. La musique qui saisissait le visiteur impromptu au seuil de l’atelier me semble avoir constitué un symptôme : celui d’un lien profond entre la réalité visible et l’énergie corporelle qu’il en tirait. C’est une musique telle que Gauguin pouvait l’évoquer (9). Et l’énergie que Godefroy exprime dans ses toiles ressemble à ces musiques rock qu’il écoutait dans son atelier : des musiques primitives (10), peut-être même d’avant les hommes (11). Ce passage de monde à monde, Denis Godefroy l’a résumé dans une de ces formules courtes qu’il assenait avec solennité : “Remplir le vide et vider le plein.” (Repérages, 1991) Sa peinture n’est donc pas l’effectuation d’un dessein issu de la réalité visible, mais flux d’énergie distillés par elle et médiatisés par son corps. Paysage, c’est le nom du corps du peintre. Série noire (1981), Minoirs (1983), Nuits d’ébauche (1986), etc. sont des fenêtres de peinture ouvertes sur des mondes inconnus et en même temps, parce que Turner et Constable, jadis, nous les avait fait entrevoir, irrépressiblement familiers. Des mondes tout intérieurs, vrais.

L’œuvre peint de Denis Godefroy apparaît comme l’emboîtement sans fin de mondes paysagers, la transcription musicale de nos désirs d’espace enfouis sous des déluges d’images. À la profondeur aujourd’hui encore réglée par nos machines perspectives (appareils photographiques, caméras vidéo), il a substitué d’autres profondeurs, plus complexes, plus puissantes, jaillies d’un imaginaire proprement pictural, superposition de couches mise en crise par des opérations d’encadrement, ou bien, plus tard, libérées de la « tentation mimétique ». Au final, des flux entrelacés qui emportent en eux, irrépressiblement, l’esprit des spectateurs (je ne sache pas qu’un seul ait jamais résisté à l’émotion suscitée par eux…).

L’horizon, mon cher Denis, dans une bouffée. Le poids du monde, sans le fardeau du visible.

 

 

Eric Vandecasteele

« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.29-32.

 

 

Notes

1 – Cf. dans le présent catalogue l’article de J.-C. Thévenin. Il faudrait évoquer ici Goya et Courbet, des figures presque absentes du discours de Godefroy, mais, semble-t-il, omniprésentes dans sa peinture.

2 – C’est une opération qu’avaient tentée à grande échelle Michel Ragon pour les artistes des années cinquante – soixante (Vingt-cinq ans d’art vivant), Jean Clair et Anne Tronche pour ceux du début des années soixante-dix (Art en France. Une nouvelle génération et L’Art actuel en France). Avec le recul, le résultat est assez décevant.

3 – Je suppose qu’il s’agissait d’un dessin de format raisin, exécuté sur le motif.

4 – « Dessiner, dit-il, c’est donner une certaine mémoire à la main » : le rapport physique aux choses s’est simplement tout entier concentré dans la main.

5 – Il fera de la photographie le lieu central de cette résistance. À mon avis, là aussi sans illusion.

6 – André Billy évoque ici la mémoire de Narcisse Diaz de la Peña, peintre de Barbizon. Cf. A. Billy, Les Beaux Jours de Barbizon, Etrépilly, Les Presses du village, Christian de Bartillat, 2002, p.72.

7 – Cette gêne est perceptible dans quelques tableaux de Nuits d’ébauche, dans quelques Boucliers, etc.

8 – Ici commence un tout autre dessin, celui que la peinture prend à elle seule complètement en charge en tant qu’articulation de couches, orientations de surfaces, rythme de figures, etc.

9 – Ce qu’il appelle : « la langue de l’oeil qui écoute. » Oviri, écrits d’une sauvage, textes choisis et présentés par D. Guérin, Paris, Idées / Gallimard, 1974, p. 178.

10 – Il m’est arrivé de partager avec lui l’écoute des Stones, de The Police, de Nella Anfuso (Monteverdi) ; mais je me rappelle aussi Eddie and the hot Rods et les Clash…

11 – Cf. J-F. Millet : « La forêt, la nuit, avec des effondrements de rochers aux proportions démesurées, me fait penser à l’origine du monde, quand le chaos en mouvement broyait des générations d’êtres humains ou que l’esprit de Dieu planait sur les eaux… » in A. Billy, op. cit., p. 47