La fonction stratégique du bouclier est de définir le danger, d’effrayer en renvoyant une image sidérante, médusante. C’est une ruse qui prend à son propre piège le regard mortel qu’elle saisit. C’est une confrontation qui renvoie à l’autre la mort qu’il vous destinait. À ce titre, le bouclier est « interface ». Ce n’est pas le simple support matériel d’une image, mais la cristallisation d’un jeu entre les regards et les subjectivités. C’est pourquoi les Boucliers de Denis Godefroy sont en même temps des miroirs sur fonds argenté et dorés et des surfaces minimales, réduites à l’extrême dans leur fonction de support du visible. Ils maximalisent le réfléchissement en immatérialisant au maximum la surface, faisant ainsi coïncider, contre l’exposition d’un « autre » du regard, réflexion et transparence. Espace du jeu, ils sont plutôt médium et interface que support. En ce sens, ils incarnent la dimension de « transparence » que suppose tout « milieu » en tant qu’espace logique où les choses adviennent dans quelque ordre sensible que ce soit.
Ils concernent donc d’abord directement l’œil et le regard plutôt que leur objet. On ne peut donc plus dire que ces peintures « matérialisent » d’une façon ou d’une autre le support traditionnel de l’art pictural. Bien au contraire, elles le déréalisent au profit d’une transparence infra-chromatique qui, dans le sens aristotélicien du « Diaphane » rejoint, par-delà l’objet propre de la vision (la couleur), la visiblité elle-même invisible du visible. Cette stratégie de mise à jour et d’extraction, par-delà et en deçà du support, de la puissance même du visible dans son espace logique de possibilité, constitue une effraction de son ordre institué. Elle perce vers un audible et une musicalité de la peinture qui constituent le « dessin » de sa diaphanéité. Car la seule chose que ces peintures de Godefroy donnent en réalité à « voir » – ayant annulé le visible en soi (objet propre de la vue) -, ce sont les configurations du rythme, avant toute couleur et avant toute image. L’œil dont nous parlions se signale par son affinité avec l’oreille. On se situe par conséquent ici avant le partage des sens propres, dans une dimension transcendantale de l’écoute. Du voir, seules comptent désormais sa scansion et sa mélodie.
Cette opération de l’art de Godefroy n’est compréhensible que si l’on avise que l’artiste met ainsi en œuvre, plus encore qu’un deuil du visible, une mélancolie du regard. Cette mélancolie n’est pas sans affinité avec une nostalgie de l’ouïr allant s’inscrire dans le registre médiatique auquel le regard manque. On aurait ainsi quelque chose comme une « audiovision » négative dans laquelle chacun des sens opérerait par soustracton de l’autre. Le visible y serait donné à voir dans son incomplétude, ne montrant finalement rien d’autre que l’oreille soustraite : la peinture y est « oreille coupée ». Ainsi, dans le Diaphane comme « possible » du voir, c’est le complexe des autres sens qui se laisse entendre. La véritable activité de l’art de Godefroy, en tant qu’opération artistique, serait de dessiner au moyen même de la peinture, les limites et le tympan de la peinture. Comme artiste, Godefroy n’est pas un peintre, c’est le dessinateur des frontières et des partitions musicales du visible. Savoir comment bien voir, c’est savoir comment entendre ce qu’on voit.
Jean-Claude Thévenin
Extrait du catalogue Les Boucliers, Paris, galerie Lise et Henri de Menthon.
« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.124.