Denis Godefroy, peintre de la nature évanescente, dessinateur de l’antéfigure et de l’élémentaire…

« Celui qui aurait à écrire l’histoire du paysage se trouverait tout d’abord livré sans recours à des impressions étrangères, lointaines, insaisissables. Nous avons l’habitude de compter avec des formes, et le paysage n’a pas de forme : nous avons l’habitude d’interpréter les mouvements comme des actes de volonté et le paysage ne veut rien lorsqu’il se meut. Et dans le vent qui bruit, dans les cimes des vieux arbres, les jeunes forêts croissent vers un avenir que nous ne vivrons pas. » Rainer Maria Rilke

 

L’œuvre de Denis Godefroy date publiquement de 1975 avec sa première exposition personnelle à la galerie de l’Estuaire à Honfleur.

Cette œuvre qui couvre presque le dernier quart du XXe siècle va s’émanciper des formes esthétiques dominantes qui occupent la scène artistique nationale et internationale de cette période.

Dès 1981, avec la Série noire puis les Minoirs de 1983, il rompt avec les codes figuratifs et esthétiques de la figuration analytique pour entrer dans sa singularité de peintre et se fixer solidement dans une logique de plus en plus « peinture » en se référant à certains égards aux traits formels d’une tradition picturale du paysage.

Ce parcours « atypique » qui va prendre en charge cette tradition picturale, d’autres l’effectueront comme lui en sachant que le sujet véritable de ces peintures ne sera pas le paysage pour lui-même ou comme genre, ni la nature comme représentation. Nous pouvons citer au passage quelques noms comme Tal-Coat, Olivier Debré, Joan Mitchell, Christian Sorg… sachant aussi que cette référence au paysage va réactiver des enjeux fondamentaux de l’acte de peindre et produire de nouveaux sens à la langue picturale. En ce qui concerne Denis Godefroy, il s’agira de reformuler une évidence, celle d’une expérience de l’être, un être au monde avant sa naissance et que cette vie prénatale peut toujours advenir à travers l’émotion première dans un jeu complexe entre le regard et l’ouïe. Cette œuvre qui demande l’humilité d’une réconciliation profonde avec son être de nature n’est compréhensible qu’à partir d’une mélancolie du regard qui ne sera pas sans affinité avec une nostalgie de l’ouïe.

La puissance du visible manifestée par Denis Godefroy perce un audible et une musicalité que sa peinture matérialise avec des configurations du rythme de la réflexion et de la transparence.

Dans de nombreux paysages hollandais, un sentier dirige le regard du premier plan vers la mi-distance définie par une rivière horizontale. La ville, derrière la rivière, est construite selon les principes du parallélisme des horizontales et des verticales. Le ciel, loin d’ouvrir l’espace à l’infini, va en fermer la construction par une série de bandes de nuages horizontales qui répètent la ligne de construction formelle de terrasse et de mi-distance. Les Petits paysages blancs de Godefroy de 1978, la Série noire de 1981 et les Minoirs de 1983 n’appartiennent pas à cette logique de construction ni à cette tradition du paysage que sont ces vues terrestres ou portraits de la nature. Les paysages de Godefroy relèvent d’un autre héritage. Le premier est de Constable. Godefroy assurera la relève moderne de cette problématique. Si le ciel dans la tradition picturale n’était qu’un fond, le corrélat incontournable de la représentation d’une vue terrestre, chez ce peintre anglais, c’est au ciel en tant que tel, aux phénomènes météorologiques de la formation nébuleuse que se porteront son intérêt et ses observations. Non pas seulement la formation mais aussi la façon font la nébuleuse se forme, se déforme et disparaît.

Le chiaroscuro, qui a peu à voir avec la notion classique de clair-obscur, correspond à la désidéalisation du paysage. Chez Constable, c’est le moment qui passe, saisi dans son passage. La nature est essentiellement l’oscillation du présent phénoménal ; ce que doit capter une peinture qui n’est plus une plate représentation du seul entendement, c’est l’adhésion à l’absence d’immobilité qui est le médium de l’art. Pour Constable, l’accomplissement le plus significatif de cette sensibilité au tremblement et à l’oscillation du mouvement dans la nature, c’est la nébulosité, les phénomènes atmosphériques. Le nuage est par excellence une figure instable, le phénomène où toute figure représentée est l’instabilité même.

 

La série des Minoirs qui se compose de quinze toiles de deux mètres de long chacune, formera à hauteur d’horizon une bande médiane de trente mètres de long au total où se disposera la pâte colorée dont les propos seront le paysage. De part et d’autre de cette bande, des surfaces de graphite profondes et miroitées donneront l’aplat de la surface peinte et simultanément seront traduites comme des suites à l’infini des moments changeants et qui passent. Ce chiaroscuro propre à Godefroy, donnée par le filtre de la réflexion et de la transparence, se combine à la diffusabilité de la lumière pour conduire à un phénomène de l’insaisissable. Cette autre nature dans ce jeu esthétique aura à voir avec le sublime terrible, une sublimité de la lumière dans l’épreuve du Lumen-Numen, luminosité inquiétante et vulcaine (1).

Dans les Minoirs, Denis Godefroy va radicaliser les termes dans cette esthétique où le paysage est amené à un schème pictural proche du concept.

C’est à Turner que Denis Godefroy prendra le second héritage, la problématique de la diffusabilité de la lumière et la dissolution du paysage dans la paysagéité. Godefroy avait beaucoup travaillé sur l’œuvre de Turner, particulièrement sur les aquarelles du peintre anglais. C’est avec Turner que la lumière devient atmosphérique, il s’intéresse comme Constable aux phénomènes atmosphériques non pas au nuage mais à la lumière en tant qu’elle est diffuse et qu’à ce titre, elle dissout les formes et les contours des formes dans un phénomène impalpable et invisible. Dans un rien, ce sera l’image du rien ou la peinture du rien (2).

Cette filiation historique de Turner à Claude Lorrain chez lequel la lumière devient le contenu et le principe organisateur de toute la paysagéité, le tableau est directement unifié par la lumière et non plus par un récit, Turner, contrairement à Claude Lorrain et à son contemporain Consable, va dissoudre le paysage dans le phénomène atmosphérique. C’est une instabilité d’une autre nature différente de l’instabilité de la problématique de Constable puisque Turner parvient au même but par d’autres voies.

Turner ne représente « pas tant les objets de la nature que le médium à travers lequel ils sont vus ». C’est « le retour à un flux originel qui nie l’identité distincte des choses » (3).

Pour Turner, sa subordination aux qualités intrinsèques de la matière picturale semble s’être prolongée jusque dans l’acte de peintre, comme s’il lui fallait exposer une action en même temps qu’une toile (4). Cette problématique picturale vis-à-vis du sujet ou du motif, cette volonté délibérée de l’engagement chromatique par Godefroy, va déferler à partir de 1984 avec la magnifique série Nouvelles vagues, se poursuivra avec la Grande série et Peintures de 1985 pour envahir toute la surface de la toile et les peintures sur papier ; cette dissolution du paysage comme figuration aura pour conséquence d’extraire le phénomène ou la structure paysagère sous-jacente.

Si avec Constable et Turner on sort du paysage comme art figuratif pour entrer dans une peinture de la paysagéité abstraite qui s’oppose à la figure, Godefroy appartient alors, comme double héritier, à cette tradition du paysage non figuratif. La référence au paysage et au sentiment de la paysagéité qui historiquement transite par le truchement de la peinture et où toute appréhension de la valeur paysagère d’un lieu sera contrainte par une information esthétique du regard, lequel pourra ainsi « schématiser » cette valeur et sera entièrement mesurée à la norme esthétique de la culture picturale, Godefroy en continue avec perspicacité l’affirmation et son évolution moderne a contrario des esthétiques normatives du XXe siècle finissant auquel il appartient.

Il réaffirme avec force et talent la question de la visibilité où le monde se donne à voir, Série noire, Nouvelles vagues, La Grande série, Peintures, Petits dessins, Nuits d’ébauche, Fou d’enfer, Boucliers… seront autant de variations de thème de la paysagéité, actualisation de cette phénoménologie de la visibilité du monde en prenant à son compte ces affaires de génie de la tradition. Denis Godefroy apporte sa part entière « maudite » digne de ces singuliers de l’art, au-delà d’un Constable et d’un Turner, avec un dernier élément à l’édifice de cette structure paysagère, à savoir la nature évanescente.

L’abstraction de Denis Godefroy relève aussi d’une autre tradition par son art de faire des partitions dans la toile, en coupant et distribuant le champ pictural d’une façon particulière qui rappelle étrangement le « parti » de l’écu dans l’art héraldique. A ce titre, il est profondément ancré dans la tradition d’une abstraction beaucoup plus mystérieuse et ancienne, particulière à la culture visuelle de la Normandie, terre de haute tradition héraldique, et on peut considérer à maints égards l’art héraldique comme une première efflorescence majeure de l’abstraction dans les arts visuels. La série de 1991 à 1992 qui s’appelle non pas par hasard les Boucliers, en sera une figure forte d’exposition tardive mais non moins prégnante dans toute son œuvre.

De plus, cette magnifique série fait apparaître avec force la dimension de « transparence », problématique aiguë et constante dans toutes les peintures de Godefroy. Les Boucliers (comme les Minoirs) incarnent cette dimension que suppose tout « milieu » en tant qu’espace logique où les choses adviennent dans quelque ordre sensible que ce soit. Ces peintures, dans les Boucliers, concernent directement l’œil et le regard d’abord, plutôt que leur objet. Cette transparence infra-chromatique qui s’y manifeste dans le sens aristotélicien du « diaphane » rejoint par-delà l’objet propre de la vision (la couleur) la visibilité elle-même invisible du visible.

Ayant annulé le visible en soit (objet propre à la vue), ces peintures nous donnent en réalité à « voir » les configurations du rythme avant toute couleur et avant toute image.

C’est peut-être avec les Boucliers que nous découvrons la véritable activité de l’art de Godefroy, en tant qu’opération artistique, il serait le dessinateur au moyen de la peinture des frontières et des partitions musicales du visible (5).

Du point de vue de la tradition culturelle visuelle d’un Normand, une autre source lointaine est la question du champ coloré dans les voiles du nautisme, dans la culture du gréement des bateaux avec les éclaboussures de peinture telles les éclaboussures de la houle et des embruns marins sur les voiles.

Il arrive certes que Godefroy partage sa toile suivant une division verticale ou que son format règle la totalité de sa composition (le format est de première importance chez ce peintre), mais le plus souvent, il marque une partition horizontale qui schématise et thématise l’horizon selon une structure fondamentale qui est le paysage marin. Là encore, on retrouve une culture visuelle propre à cette région côtière, la Normandie.

Ce n’est pas par hasard que Godefroy intègre d’une façon privilégiée dans la partie proprement lyrique de son abstraction, la figure dynamique de « l’éclaboussure » ou de « l’explosion » de la vague, Nouvelles vagues qui se brise et explose contre un rocher. On voit ici encore l’imprégnation de la vision de la côte et de la mer dans l’art de Denis Godefroy. Il est à souligner que les frondaisons des arbres surtout visibles dans ses dessins à la mine de plomb, ses Peintures, Petits dessins, Nuits d’ébauche ou Fou d’enfer, de 1985 à 1987 sont autant de jeux et métaphores de cette marine et figures arborées de mâts, voilures de bateaux.

On trouve donc dans son abstraction, mêlés d’une façon intime, aussi bien un aspect statique et géométrique, qu’un aspect dynamique expressionniste et lyrique. C’est que le schème nautique comprend bien aussi bien l’horizon que la déferlante de la vague qui éclate. Avec cette submersion du schème marin, on peut dire que le spectateur de cette peinture accède à tous les temps de la traversée de l’élément fluide qu’est la mer. C’est une peinture par gros temps.

La palette des couleurs de Godefroy ressuscite non pas le bleu méditerranéen de Matisse ou de Cézanne, mais les tonalités sombres de l’Atlantique par gros temps couvert, blanc écumant et bouillonnant. On peut dire à ce stade, dans la problématique de Godefroy que la capture des phénomènes sensibles se rapproche des structures dynamiques décrites par Peter Stivens (6) de l’explosion. C’est la nature même (les plantes par exemple sont des explosions lentes – les échelles infravisibles comme l’explosion des nuages chez Constable – les explosions de lumière chez Turner…).

On peut dire aussi chez Godefroy que les différentes échelles de la visibilité des choses se confondent dans une même vision de nature, les échelles et les proportions dont les éléments dynamiques et explosifs sont dans un jeu d’inversion et d’enveloppement réciproques. La marée noire des Minoirs ou des Fous d’enfer nous jette dans un effroi spectaculaire qui fraye sa voie par-delà le visible.

Nous trouverons aussi chez Godefroy la question du rivage avec la problématique de la limite et de l’interface du chaos primitif des quatre éléments. La stabilité c’est la dissociation des autres éléments : l’eau, l’air, la terre et le feu. Le feu aquatique, la flamme de l’eau, l’acte de séparation par la terre ou le mélange de la terre, du ciel et de l’eau, c’est le rivage. Rapport entre le sec et l’humide, Godefroy serait le dessinateur aussi bien de la turbulence que de la séparation. Quand la mer est étale, la mer devient ciel par reflet, par miroir, par minoirs ; c’est alors une séparation pour le calme et la sérénité. Il y aurait une lecture hermétiste de Godefroy à faire un jour très sérieusement avec toute la symbolique des figures très répétitives mises en jeu dans son œuvre jusqu’aux Angéliques de 1993, marbres et cartons.

Denis Godefroy nous renvoie à l’échelle d’une première naissance en nous plongeant dans un bain thalassique, primitif, qui est simultanément atlantique et amniotique. Son rapport physique à la toile nous fait penser à une confrontation primitive, à une membrane originelle, à une peau ; comme s’il luttait pour sortir d’un « moi-peau » qui l’engluerait dans ce monde primaire, camisole collante de peinture et de toile, véritable mur de pigments, amas de couleur, limite interne de la fondation de l’être en tant qu’être de nature.

C’est une esthétique du non fini de l’horizon indéfini, indépassable du paysage marin, esthétique proche de l’esthétique romantique allemande d’un Caspar David Friedrich. C’est une nostalgie de l’infini impossible à atteindre parce que hors de portée de la côte, du rivage où l’on se trouve collé, un bord de mer.

Mais à la différence de la peinture romantique allemande, la « sehnsucht » du lointain et de la profondeur qui est un art de la vision du regard porté au lointain, l’art de Denis Godefroy est plutôt celui de l’art du tactile, du palpable, de la confrontation matérielle avec l’obstacle de la toile. Il suffit de voir Godefroy peindre durant ses performances musicales ou sur les photographies le représentant en « action » de peinture dans son atelier pour sentir et comprendre que nous sommes proches d’une action painting à la française ; l’artiste aux mains nues se colle contre cette membrane peau qu’est la toile. Godefroy est entre l’écu et l’écume, sa toile est affaire de membrane vibrante et sonore ; un réceptacle de pigments chaotiques, un filtre à la couleur retenant surtout des tons et des valeurs, une peau à laquelle son corps se colle dramatiquement sans pouvoir s’en détacher.

La toile lui colle à la peau. Ce n’est pas un être au monde séparé par la distance du regard mais un être collé au monde dans un surgissement sauvage qui n’est plus, pas encore, la forme d’un monde mais qui serait de l’antéfiguratif et de l’élémentaire de la terre, du ciel et de la mer.

 

 

Jean-Claude Thévenin

« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.23.

 

 

Notes

1 – Jean-Claude Thévenin, « Les couleurs du noir et l’esthétique du sublime chez Godefroy », Nuits d’ébauche, Rouen, Éditions Moreau, octobre 1986.

2 – Lawrence Gowing, « Turner, peindre le rien », Paris, Éditions Macula, 1994.

3 – William Hazlitt, « On imitation », in Lawrence Gowing, op. cit.

4 – Ibid

5 – Jean-Claude Thévenin, « A propos des Boucliers de Denis Godefroy, Départir la vision », petit catalogue de l’exposition « Les Boucliers » de Denis Godefroy, Paris, Galerie Lise et Henri de Menthon, novembre 1992.

6 – Peter S. Stivens, Les Formes dans la nature, Paris, Éditions du Seuil / Science ouverte, 1978.