Entretien avec Marcin Sobieszczanski (17/06/1990)

Denis Godefroy

Le fondement de mon travail, c’est tout ce qui interroge, par le support, le problème de la mort. Le reste ne m’intéresse pas vraiment.

 

Marcin Sobieszczanski

La décomposition morphologique, question présente dans la réalisation des années soixante-dix ?

 

Denis Godefroy

La volonté d’essayer de démontrer au maximum que, après avoir démonté délibérément tout, on ne comprend toujours rien ; ça c’est un problème plastique.

 

Marcin Sobieszczanski

Quand vous utilisiez des voiles, c’était en guise de témoignage de quoi ?

 

Denis Godefroy

Tout ça c’était des métaphores. Des matériaux qui symbolisaient le suaire, et puis en même temps je les utilisais dans la photo, un peu comme dans le Christ de Memling. Je travaillais pas mal avec des représentations du Christ.

 

Marcin Sobieszczanski

Et le départage géométrique, est-ce qu’il opère une fragmentation thématique ? D’où vient-il ? Il apparaît presque toujours.

 

Denis Godefroy

Parce que je suis comme ça, je suis autant physique qu’intellectuel et autant intellectuel que physique. Ça balance des deux côtés.

 

Marcin Sobieszczanski

Mais ce départage constitue un vrai fait graphique.

 

Denis Godefroy

Ça vient de la nécessité d’avoir un discours articulé. Pour qu’il y ait une affirmation de discours, il faut qu’il y ait son contraire à côté.

 

Marcin Sobieszczanski

Comme des parties différentes de discours en grammaire ?

 

Denis Godefroy

Pas différentes. Il est forcément de même nature puisqu’il se trouve sur la même surface, sur le même support ; mais c’est la mise en scène d’une dialectique. Le diable ou le bon Dieu.

 

Marcin Sobieszczanski

C’était toujours significatif d’avoir plusieurs zones dans une seule œuvre.

 

Denis Godefroy

Ça correspond aussi à la partition d’une journée chez un être humain, c’est le jour ou la nuit. On vit physiquement le complément. La nuit est toujours le complément du jour comme le jour n’est pas la fin de la nuit mais son complément.

 

Marcin Sobieszczanski

Vous ressentez par exemple qu’il y avait un seuil à briser, celui de l’unité achevée, dirais-je sacrée d’une œuvre.

 

Denis Godefroy

Là, quand j’étais jeune peintre, j’avais besoin que ça soit montré de façon didactique. Maintenant, ça se voit moins, mais ça existe toujours, entre la Série noire et la Série blanche, et puis ça s’est déplacé, le symptôme étant toujours le même. Je crois que mes raisons de peindre ne sont plus exactement de même nature. Avant, c’était pour s’approprier le monde, maintenant je ne peins plus pour y comprendre quelque chose. Je peignais pour comprendre quelque chose et je montrais que j’avais compris. Maintenant je n’ai plus besoin de comprendre pour en faire de la peinture.

 

Marcin Sobieszczanski

Dans quelle mesure un départage peut venir de l’extérieur du paysage ?

 

Denis Godefroy

Quand je faisais mes Minoirs, c’est pareil, c’était coupé en deux. J’ai toujours travaillé à partir d’un paysage marin. Quand on est devant le Mont-saint-Michel, ce qu’on a devant soi, c’est une grande étendue de sable, un petit liseré d’eau et puis une grande bande de ciel quand la mer se retire. Pas plus : on n’a que ça. Et quand on sait que de toute façon, qu’il y ait du vent ou qu’il n’y en ait pas, l’eau, la partie sur laquelle les choses se passent, elles ne se passent pas de la même façon sur le ciel et sur l’horizon créé par l’eau. Il peut y avoir des vagues, c’est pour ça qu’après j’ai fait des vagues que j’appelais Nouvelles vagues. L’horizon reste.

 

Marcin Sobieszczanski

Les composantes de l’horizon s’égalisent.

 

Denis Godefroy

Mais oui. C’est l’infiniment petit qui nous paraît infiniment grand, et qui nous paraît dérisoire quand on est loin. C’est pascalien comme thème et ce n’est pas plus compliqué que ça. Tout ce système de photos, tous les systèmes avec lesquels visuellement on a fait de l’art, j’ai essayé de les interroger. Tout ce qui est support. Et maintenant, je vous dis que la peinture finalement c’est assez dérisoire. Ce que quelqu’un peut dire n’est pas dérisoire, mais l’acte en lui-même est dérisoire. C’est inintéressant la peinture. Ce n’est pas le système organisé, hormis le système des artistes de le Renaissance où il y avait une orthodoxie du voir, créée par la géométrie, par la perspective. Les carcans en dedans desquels on pouvait exercer la liberté étaient tout petits. Maintenant il n’y a plus de carcans. Or, les intellectuels essaient de nous foutre des carcans pour essayer d’expliquer le pourquoi et le comment. On a à se démerder avec notre liberté. Qu’est-ce qu’on en fait ? Ce qu’on va chercher dans la nature, c’est ce qu’on a envie d’y trouver.

 

Marcin Sobieszczanski

Vous appelez ça envie, mais il y a des règles à cela découlant de l’instant dans lequel vous vous trouvez sur le parcours de cette prise de conscience du visible.

 

Denis Godefroy

Maintenant on confie de plus en plus de choses à la manipulation des concepts. Les concepts ça ne m’intéresse par beaucoup. Je préfère Céline, lui dit le mot émotion, moi je dis sensible, ça revient à peu près au même et je suis beaucoup plus attaché à l’écriture d’un style plutôt que de…

 

Denis Godefroy s’arrête et parle alors de ses travaux antérieurs.

 

Marcin Sobieszczanski

C’était un style, vous adhériez à une mouvance.

 

Denis Godefroy

Oui, dans les années soixante-dix, la figuration analytique, Kermarrec, Velikovic. Plutôt que de donner le spectacle dans son intégralité, on essayait de faire de l’art avec de l’analytique, on essayait de présenter correctement les ficelles. Mai, je suis plus touché par là où il ne se passe presque rien. Je dirais une absence totale de verbalisation où pourrait s’instaurer une vacuité pleine.

 

Marcin Sobieszczanski

Du sensible sans le rationnel.

 

Denis Godefroy

Oui, du sensible sans preuve. Il se trouve que vingt ans de peinture donnent un métier, le fait que différents matériaux aient été interrogés. On peut prospecter ce qu’on pourrait tirer des matériaux ; quels effets ça produit et puis, en le sachant, voir… Ça permet d’éviter le matiérisme qui ne m’intéresse pas beaucoup. On a fait un système de la matière.

 

Marcin Sobieszczanski

Significatif.

 

Denis Godefroy

Non, vide. Qui marche sur lui-même. Un formalisme. D’abord, je me pose les questions sur ce que la peinture a déjà interrogé. Le paysage, la nature morte, le nu et j’essaie de voir à quoi ça servait d’avoir ces trois genres, qu’est-ce qu’on essayait d’interroger quand on s’est donné ça comme contraintes ?

 

Marcin Sobieszczanski

Ces contraintes d’ailleurs étaient excellentes. Elles subsistent à toute action du temps, comme les nombres premiers…

 

Denis Godefroy

Ah oui, c’est pareil. On raconte toujours la même chose à travers ces concepts… On a, je ne sais pas si c’est « on », plutôt les gens cultivés, ils regardent d’où ça vient, comment ça se génère plutôt que de regarder ça comme une belle pièce. Les pièces étant isolées en des objets de culte, on oublie toujours les raisons du culte.

 

Marcin Sobieszczanski

C’est le changement de la notion d’esthétique depuis dix ou quinze ans.

 

Denis Godefroy

Oui, je suis effrayé de voir les artistes conceptuels. Ça m’emmerde. Je suis allé voir l’expo de Bustamante, c’est inintéressant. C’est le concept mis comme la valeur de l’occupation du lieu, et comme on ne sait plus comment le faire, le lieu avant étant occupé par la peinture, on considère que, depuis Marcel Duchamp, il n’y a rien à occuper. Il y a une culpabilité qui règle. Les gens ont tellement peur de devenir fous qu’ils préfèrent être vides et intelligents plutôt qu’être fous et consistants.

 

Marcin Sobieszczanski

Dans une œuvre déjà achevée, qu’est-ce qui permet de remonter le chemin à l’envers, au paysage ?

 

Denis Godefroy

Par la fenêtre de mon atelier, il y a cette petite maison. J’étais en train de travailler sur les ovales, sur les ogives ; j’aime bien les églises pour les signes que ça envoie à l’extérieur… Ça fait l’œuf, ça invite à rentrer… Comme les Mont-Saint-Michel. C’est le même système. C’était un rocher avec une église et puis une autre église et encore une troisième. Il y a trois épaisseurs et la première, c’est une chapelle qui ne peut être plus grande que cette pièce. Et donc j’ai cette petite maison et jusqu’à ce que ça aille mieux, ce sera mon paysage. Ça contient à la fois mon arbre, ça contient les ogives, ça contient tout et je peux me débrouiller avec ça. Et j’ai fait les saisons avec tout ce qui se passe avec. C’est un peu comme un poète que j’aime beaucoup, Francis Ponge. Et puis voilà comme je travaille. À l’intérieur d’un fondement aussi peu sérieux que ça, on se met en position d’en faire quelque chose et dans ce faire, petit à petit, se fixent d’autres affaires. Ça a l’air moins fondé, intellectuellement c’est moins démonstratif, il y a moins de preuves que dans la façon dont je travaillais il y a dix ans.

 

Marcin Sobieszczanski

Aussi, si peu fourni que soit le paysage, vous effectuez toujours la même opération mentale, d’aplatir ce qui avant est tridimensionnel.

 

Denis Godefroy

Oui, si je fais la chose inverse, c’est que je connais ces règles-là. Même si on a affaire à des gens peu habiles, la perspective est tellement enracinée dans la façon de voir les choses que je procède à l’opération complètement inverse : par exemple, pour ce qui est de la peinture, la possibilité qu’offre la peinture à l’intérieur même d’une technique. La succession de couches et la transparence que ces couches produisent. Au lieu de chercher à ce que l’œil s’enfonce dans la toile, je préfère que la toile vienne enfoncer l’œil de celui qui la regarde. Que ça soit un peu comme un oignon. On a l’impression qu’il y a une certaine consistance mais sans noyau. Ça s’épluche et on ne trouve jamais de noyau. Et on se retrouve à la fin avec rien du tout et les yeux pour pleurer…

 

Marcin Sobieszczanski

L’avant-dernière série est peinte en blanc.

 

Denis Godefroy

De toute façon, je reviens à des choses blanches. La dernière série c’est du carton, de l’aluminium, du marbre morcelé. Je change les matériaux, je vais des petits aux grands, ça n’a pas d’importance pour moi. Les matériaux n’ont de l’importance que s’ils peuvent permettre au spectateur de se perdre un peu plus, de ne pas savoir si c’est du marbre, de ne jamais savoir où on est, parce que je prétends que chaque matériau à la possibilité de laisser divaguer le regard d’une certaine façon, en permettant au trait de passer chaque fois autrement.

 

Marcin Sobieszczanski

Pour ce qui est des abstractionnistes des années cinquante ?

 

Denis Godefroy

L’abstraction lyrique des années cinquante s’intéressait à la surface du tableau ; moi c’est le dessous qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse dans la peinture c’est le problème de la lumière et s’il n’y a pas de fond pour qu’il y ait de la lumière, il n’y a rien du tout. C’est pour cela que j’aime la mémoire des choses. Le problème du dessous, c’est quasiment un problème du souvenir, c’est la mémoire de la toile ou, autrement dit, c’est une technique de la peinture qui consiste en repentir.

 

Marcin Sobieszczanski

Sur la surface pourtant qui est opaque, apparaît très souvent un centre lumineux.

 

Denis Godefroy

Le point de focalisation.

 

Marcin Sobieszczanski

Ici il y a un passage et le spectre s’étale d’une certaine manière sur une portion d’étendue, théoriquement en quantité variable. Vous en profitez en raccourcissant, de façon que l’on dirait artificielle, l’étendue de cet étalement du spectre.

 

Denis Godefroy

Je suis en partie obligé de faire ça dans la mesure où je n’utilise pas le trompe l’œil comme principe de profondeur. Comme je n’utilise pas un système géométral pour pouvoir abuser de l’œil qui s’enfonce dans la toile, il faut que je trouve un système. À partir du moment où je me donne comme mission de faire venir les choses extérieures comme venant de loin, je suis obligé d’utiliser des artifices de matière, pour faire en sorte que la lumière des spots ou du jour puisse aller interroger la surface de façon telle que cette surface délivre quelque chose qui vient de l’extérieur. Donc je ne peux pas en mettre beaucoup, dans une toile, des points comme ça. Je suis obligé soit de m’appuyer sur de la couleur, soit de dessiner cette couleur. En réalité, la matière je m’en fous, ce qui m’intéresse c’est la façon dont la matière dessine avec la lumière. La matière pour la matière, je n’en ai rien à foutre. À tel point que quand on dessine, il n’y a pas de matière. Donc la matière, elle est délivrée.

 

Marcin Sobieszczanski

L’introduction de matériaux étrangers ?

 

Denis Godefroy

Là aussi ça vient de l’appréhension des choses ; il y a des choses rythmées. Je vois par exemple le mur de la maison et je vois à côté les plantes. Ces dernières créent un rythme et la maison me donne un plan. Je fais la différence entre ce qui peut musiquer quelque chose et quelque chose sur laquelle ma musique peut s’exercer, c’est-à-dire un plan. Et en ayant l’expérience visuelle de ça, j’essaie de faire en sorte que la peinture soit le lieu privilégié où ce qui est l’effet de la nature, dans la nature, fasse l’effet d’un paradoxe, comme c’est donné à voir. Par exemple comme je mets ces planches, elles sont toujours triangulaires. Ce sont des barres en bois triangulaires. Ce n’est jamais une barre de bois plate. Et l’image qui est à gauche et l’image à droite se reflètent dans les parties qui dépassent. Il y a une répartition de lumière faite par l’angle, c’est pour ça qu’elles ont cette forme-là.

 

Marcin Sobieszczanski

C’est donc une trouvaille technique ?

 

Denis Godefroy

Oui, je les passe à la mine de plomb et ça fait l’effet de miroir. Ça redistribue pour le regard la lumière des deux côtés. Parfois c’est du bleu, parfois une autre matière, etc. et si on supprime cette barre de bois, il n’y a plus la même distribution de la lumière. Ça marche comme un diptyque et ce qui fait charnière, c’est ce triangle traité à la mine de plomb. Et comme les surfaces de chaque côté sont traitées à la peinture, les informations sont renvoyées par les deux triangles et les deux triangles eux-mêmes renvoient de la lumière, redistribuent ce qu’ils ont reçu sur les deux surfaces, ce qui fait que ça donne des toiles que l’on peut appeler ambiantes. Quand on se rend compte de ce que la lumière peut véhiculer comme sens ; les mêmes paysages sous des lumières différentes peuvent donner des différences de sensations absolument folles. Il y a aussi la lumière interne à la toile. Quand je faisais les Minoirs, éclairés différemment, ils donnaient des effets différents. J’appelais ça des pièges à lumière. Il y a moins de détermination qu’on ne le croit. Je laisse plus de chances à la situation de la toile de travailler, plutôt que… C’est-à-dire, cette toile mise dans une autre situation dira la même chose mais autrement. Actuellement je travaille un petit peu moins là-dessus avec le blanc, parce que les matériaux employés entretiennent une certaine ambigüité due à leur spécificité et on y renvoie moins de lumière travaillant la surface. Alors que dans les Minoirs, ça ne dépendait que de l’éclairage et celui qui faisait les photos était obligé de choisir un certain regard. À chaque fois qu’il photographiait, il ne trahissait jamais l’œuvre. Ça aussi ça m’intéressait que celui qui voulait rendre compte soit obligé de se mouiller. Il y avait des photographes qui gueulaient parce que ce n’était pas photographiable. Je leur disais : « C’est in-photographiable parce que vous avez décidé que la photo c’est con. Vous photographiez comme s’il y avait un regard idéal, le regard du photographe ! »

 

Marcin Sobieszczanski

Et le matiérisme dans les Minoirs que vous vouliez peut-être éviter.

 

Denis Godefroy

Oui, la différence est que j’ai laissé momentanément de côté l’interrogation des matériaux, en plus des matériaux très spécifiques, le plomb, qui est plus quelque chose qui absorbe la lumière et, comme c’est relativement peu courant, ça renvoie à ce qui est dessous. Il y avait la peinture noire au-dessous et le plomb était passé à l’essence de térébenthine, voire même coloré. Techniquement, c’était dur.

 

Marcin Sobieszczanski

La dernière question picturale : celle du geste. On vous voit souvent dans un véritable corps à corps avec les tableaux. Vous gardez très souvent la dimension de l’échelle ergonomique des toiles, comme si l’instance picturale était l’instance corporelle. Vous êtes comment par rapport aux expériences de De Kooning quand il peignait les yeux fermés, par exemple ?

 

Denis Godefroy

J’interroge le geste quand il peut être l’instance de libération. Comme le geste veut dire : balancer la peinture et que ça interroge la peinture, par exemple Pollock, ça m’intéresse. Chez lui, ça venait de très très loin. Le geste a une signification pour moi quand, par exemple, je fais de la peinture en public parce que cela fait partie d’une certaine mise en scène dont la genèse d’une toile a besoin quand je travaille. Mais ça n’agit pas au-delà du rituel que je me donne à moi-même.

 

 

Entretien Marcin Sobieszczanski et Denis Godefroy

dans l’atelier de Denis Godefroy, le 17 juin 1990. (Extraits)

 

« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.177-179.