La place du peintre

Solitaire, Denis Godefroy ne l’était sûrement pas. Avec ce charisme si présent aujourd’hui dans les mémoires, il avait créé autour de lui une sorte d’effervescence où l’art jouait un rôle très particulier. De la peinture, il a fait un véritable lien, pour ne pas dire un liant et tout un petit monde s’est formé en sa compagnie. Son œuvre ne reste pas seule : un esprit aussi, qui s’est transmis de personne à personne, touchant un cercle très vaste, bien au-delà du noyau de ceux qui ont fréquenté ses ateliers. Parfaitement étranger à l’isolement du peintre maudit créant dans un fiévreux tête-à-tête avec lui-même, Denis Godefroy créait dans un (très) fiévreux tête-à-tête avec le monde. Même cette solitude fondamentale où tout artiste est supposé se retrouver, ne serait-ce qu’au moment précis de l’acte créateur, il était parvenu à la mettre en cause, dans le fonctionnement de son atelier et de façon manifeste, dans ses performances.

Et pourtant, s’il s’agit de situer Denis Godefroy dans la « scène artistique » de son temps, il apparaît cette fois comme un véritable solitaire, un électron libre. Pas un courant, groupe ou cénacle auquel on puisse le rattacher. Il a d’ailleurs pris soin de prévenir les rapprochements inopportuns, expliquant par exemple ce qui le séparait fondamentalement de l’abstraction lyrique, refusant d’être rangé dans le « matiérisme », n’acceptant même pas d’être défini comme un peintre abstrait. La seule partie de sa carrière ou certaines parentés sont évidentes, et d’ailleurs revendiquées, est la première : à partir de 1975, Denis Godefroy se reconnaît dans les recherches de la figuration analytique. Il est très proche de Joël Kermarrec, de dix ans son aîné, dont les tableaux composites, rapportant sur la toile la complexité du monde dans un style à la fois dur et élégant, inspirent directement les Altérations, Portraits et jusqu’aux premiers paysages. Kermarrec est invité à exposer à la galerie Déclinaisons : il participe aussi à une exposition qui fera date à Rouen, présentée en 1977 au musée des Beaux-Arts, dans le cadre d’une « expérience pédagogique » de l’école des Beaux-Arts, sur le thème de L’Écorché. La manifestation accueille aussi Arnulf Rainer dont les variations brutales sur l’autoportrait ne sont pas sans similitudes avec celles de Denis Godefroy, ainsi qu’une autre figure marquante de la figuration analytique, Vladimir Velickovic. Le peintre yougoslave installé à Paris en 1966 vient immanquablement à l’esprit lorsqu’on considère certains des Oiseaux de Godefroy. Mais si l’analyse anatomique du motif et de son mouvement peut marquer un point de rencontre, le parallèle est vite épuisé. Les deux peintres, intéressés directement par la violence, l’abordent avec des moyens très différents. Chez Godefroy, la violence ne se voit pas en action mais dans ses traces. Elle est contenue dans un cadre formel strict, géométrique, avec une grande variété de composants plus ou moins faciles à identifier. Photographies (parfois à l’état de bandes de négatifs), écriture à la limite de la lisibilité, tissus aux coutures angoissantes et aux déchirures morbides, squelettes d’oiseaux et autres relents d’un drame déjà joué donnent aux tableaux la présence saisissante du vestige, du témoignage ou de la pièce à conviction. La force des œuvres de cette période, dont la redécouverte est essentielle à la compréhension de l’itinéraire du peintre, réside dans l’efficacité du dialogue entre les objets collés et la peinture. Celle-ci, contrainte dans une palette réduite, à la fois mélancolique et agressive (les mêmes bleu, rose, violet, noir et blanc), fournit moins un cadre qu’une transcription abstraite de la tension provoquée par les éléments rapportés. C’est bien dans la peinture que Denis Godefroy se définit et plusieurs œuvres puissantes réalisées avant 1975 le montrent assez. On sent que les petits éléments de la phase analytique sont voués à disparaître de l’œuvre, comme ont disparu du monde les êtres plus ou moins décomposés qu’ils représentent. Dans les tableaux les plus doux de cette période, certains Portraits, les Dame Blanche ou autres Madame X, la dissolution, plus vaporeuse, n’en paraît pas moins imminente. La photographie va bientôt s’effacer au profit de la peinture et le peintre va même littéralement l’enterrer : dans certains tableaux plus tardifs, elle disparaît sous les couches de peinture, réduite à une strate à jamais invisible – à moins d’une improbable fouille.

C’est avec le renversement brutal opéré par les Minoirs que Godefroy s’éloigne de cet éphémère port d’attache de la « figuration analytique », passage émouvant en compagnie d’un de ces mouvements d’ailleurs assez peu considérés par la critique d’art et dont on chercherait en vain mention, par exemple, dans le catalogue de l’exposition récemment consacrée aux Années 70 par le musée d’Art contemporain / CAPC de Bordeaux. A partir de ce moment, Godefroy entre dans une aventure de peinture pure, une recherche effrénée qui progresse par ruptures, se remettant sans cesse en question. Les influences de la « scène artistique » paraissent désormais peu décisives, même si un regard attentif porté sur la peinture américaine se fait toujours sentir, depuis Pollock jusqu’à la peinture écrite de Twombly et bien sûr Rothko dont il est difficile de ne pas se souvenir en voyant les Boucliers.

En France, dans ce dernier quart du XXe siècle, non seulement la peinture est devenue une forme minoritaire de la production artistique, mais les peintres « survivants » eux-mêmes ont, dans l’ensemble, accepté ce postulat que la peinture, après l’art conceptuel, ne pouvait plus être comme avant. Elle est fatalement postconceptuelle, ce qui revient à dire : conceptuelle. Le peintre, hanté par le poids insupportable de l’histoire de son art, oppose de plus en plus l’expérimentation à la subjectivité, et procède en se fixant une règle ou un protocole. Denis Godefroy ne s’en impose évidemment aucun, et le seul écho de cette systématisation de l’art pictural que l’on puisse, peut-être, reconnaître dans son travail est son organisation par séries.

C’est dans ce refus du système que la référence au paysage prend tout son sens. Signe de résistance et gage de liberté comme chez Geneviève Asse par exemple. Mais lorsque l’une dépouille le visible jusqu’à ce que le tableau ne soit plus rien d’autre que lumière et ouverture, l’autre s’efforce de faire affleurer les profondeurs insondables du monde, dans un travail d’une complexité technique presque exubérante. L’effet monochrome des Minoirs cache une matière longuement triturée et aussi riche de tons que les Nouvelles vagues au déferlement chromatique plus immédiat. Si l’on s’en tient au point de vue purement technique, tout au long des années 80, Godefroy met un véritable acharnement à enrichir sa matière picturale : composants plus ou moins recommandés, dilutions, supports fragiles et rétifs, nuances infinies dans les tableaux blancs… une leçon de peinture entre chimie et philosophie.

Ne pas renier le matériau, assumer au contraire sa primauté et ses pouvoirs, est une attitude qui se retrouve chez bien des peintres français contemporains : on pense à Pierre Soulages bien sûr, mais aussi à un autre géant plus comparable à Godefroy dans son parcours à la lisière de la figuration et de l’abstraction : Eugène Leroy. Lui aussi a vécu au milieu de la peinture mais loin du milieu de l’art, au prix d’une reconnaissance incroyablement tardive qui, même après sa mort, conserve une certaine confidentialité. Pour Denis Godefroy, la rencontre avec le public est à venir mais ne fait guère de doute : à l’heure où le jeu favori des artistes est de s’absenter de leur œuvre, ce que Godefroy laisse dans sa peinture, c’est au sens le plus profond, une présence. Et devant une présence, la place se fait.

 

Laurent Salomé

« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.13-14.