Tout homme dès qu’il est né est assez vieux pour mourir (Heidegger)

Assez souvent, du vieillard qui meurt « saturé d’âge et de sagesse », comme dit la Bible, nous avons le sentiment qu’il a achevé son œuvre et que nous n’avons besoin de rien d’autre à en attendre que d’en approfondir le sens. Nous sommes préparés à considérer cette œuvre comme un héritage, c’est-à-dire comme à la fois inaugurant et entrant dans une tradition d’autant mieux accomplie et d’autant plus vivante qu’elle est capable de nous relancer nous-mêmes dans quelque invention créatrice.

En revanche, de ceux qui sont « fauchés – comme on dit –, dans la force de l’âge » et dans une maturité encore flamboyante, on peut être tenté de croire qu’avec quelques décennies d’âge en plus, ils auraient pu produire cette « œuvre » dont nous n’aurions jamais connu que les prémices, parce qu’elle nous paraît douloureusement et définitivement inachevée.

Mais… – surtout quand il s’agit de l’œuvre artistique – qui nous dit que cet « inachèvement » n’est pas inscrit nécessairement dans la définition même de cette œuvre, soudain devenue définitive ? La fougue de l’artiste, ses rapprochements insolites, les « happening » auxquels il se livre (et que certains ont tendance à considérer comme un exhibitionnisme insupportable), tout cela ne témoigne-t-il pas que l’œuvre artistique est, tout autant et tout à la fois, une vision neuve du monde certes, mais aussi l’acte même de créer, qu’elle implique nécessairement ? L’œuvre d’art, en effet, se doit de toujours lutter contre les risques de sclérose académique qui menacent de figer – chez l’artiste lui-même comme chez l’amateur d’art – et donc d’occulter l’acte même de création, au profit d’une contemplation immuable et émerveillée de l’œuvre en question. Quand, bien sûr, celle-ci n’est pas tout simplement estimée à sa seule valeur marchande. Au-delà, c’est le mystère de la personne, dont on peut penser qu’elle s’est « accomplie » dès l’instant où l’une au moins de ses œuvres a pu faire entendre à certains quelque chose des « Voix du silence », comme disait Malraux et qu’elle nous distribue généreusement encore ce que le même Malraux appelait si poétiquement « la monnaie de l’Absolu ».

 

Jean-Marie Gille

« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.15.