Dans l’atelier

Denis était un homme pas très grand, trapu, à la carrure de rugbyman.

Il regardait les gens bien en face, de ses yeux bleus. Deep in the eyes.

C’était chez lui une attitude générale, que de regarder, d’affronter le monde. Le regarder en peintre, non pas en le recouvrant du vernis de l’esthétisme, mais en soutenant le monde du regard, en soutenant le regard du monde.

Denis regardait en face les êtres, les paysages, le sexe et la mort, au risque de sa quiétude certainement. Ce regard était sa manière d’examiner l’impensable, d’affronter l’injustice, de secourir les mal en point. Il allait chercher les gens derrière leurs silences et se montrait attentif, compréhensif, généreux. De la même façon, il allait certainement chercher le paysage derrière son opacité, derrière tout ce qu’on sait de lui et qui nous empêche de le regarder.

Aller à l’atelier, c’était donc autant, pour beaucoup de nous, étudier la peinture que chercher une conduite et une éthique de vie, faire l’expérience d’une humanité lucide, intelligente, courageuse et, si je puis dire, miséricordieuse.

Il y avait constamment à l’atelier des discussions entre Denis et Jean-Pierre Bourquin ou des visiteurs, sur la différence entre art et artisanat, sur l’engagement existentiel, politique et spirituel de l’artiste, sur le rôle et l’oubli de la technique, sur une certaine mystique de la peinture, du paysage. Denis en revanche évitait systématiquement tout discours sur les stratégies artistiques. Cela ne l’intéressait pas. Il regardait négligemment les artistes à la mode.

Je me souviens de la tristesse qui l’affecta à la mort de Gérard Gasiorowski, et de l’admiration qu’il portait à Joël Kermarrec, qu’il considérait comme un maître.

Il pensait beaucoup à la peinture et peu à la carrière, sinon à celle de ses élèves et de ses amis, qu’il soutenait autant qu’il le pouvait.

 

 

La leçon de peinture

Denis nous faisait travailler sur des grands formats, des rectangles, des cercles, des carrés. Il nous préparait des compositions mystérieuses, avec des drapés, des oiseaux morts, des objets trouvés, des végétaux. Il nous rendait attentifs à la gestuelle, aux manières de tenir son pinceau, à la vitesse d’exécution, à la façon d’attaquer un sujet en le conquérant à partir d’un point ou en le cernant de toutes parts dans la feuille. Il nous apprenait à regarder longuement l’œuvre en train de se faire, à distance. Il nous rendait sensibles aux cadres et pensait que la surface sur laquelle nous travaillions était, non une totalité, mais un extrait d’un continuum plus vaste de peinture. Aussi était-ce une jouissance de ne pas arrêter le geste au bord de la feuille mais de le continuer sur les murs.

Il nous mettait en garde avec humour contre deux « effets » de la peinture : l’effet « marie-louise », qui consiste à laisser un cadre blanc entre la peinture et le bord de la feuille ; et l’effet « raoul » (de Raoul Dufy) qui consiste à faire déborder négligemment la couleur du contour, comme le faisait le grand peintre (normand aussi me semble-t-il). Il nous rendait sensibles au travail des couches en peinture, comment une couleur placée sous une autre lui donne un éclat particulier, ce qui est très remarquable dans son travail. Il nous faisait expérimenter divers matériaux, bitumes, acryliques, vinyliques. Il nous parlait du dessin comme des gammes nécessaires au musicien, n’étant pas loin d’en faire « la probité de l’art ». Absolument pas concerné par la représentation en peinture, il nous a ouvert un chemin je dois dire assez flou, mais à partir duquel nous étions libres de partir où nous voulions, nous enjoignant seulement de respecter deux choses : la qualité technique et la dignité personnelle. C’est du moins ce que j’ai retenu de lui. Ces quelques lignes résument… faiblement le temps passé à côté de Denis et l’importance qu’il a eue dans ma vie.

 

 

Michel Lascault

« Denis Godefroy (1949-1997) », France, Somogy Éditions d’Art, 2003, p.168.